A Louis Bertrand,

décembre 1, 2007

A Louis Bertrand,

Permettez-moi d’inscrire votre nom, en tête de ce livre, en témoignage de mon admiration et de ma gratitude.

Mon travail n’est que l’adaptation à l’Islam de l’idée par laquelle vous avez renové l’histoire de la civilisation Nord-Africaine. Ce ne sont pas seulement les Berbères qui se sont abreuvés à la source latine, ce sont aussi tous les peuples d’Asie et d’Orient auxquels les arabes ont imposés l’Islam.

Ces néo-musulmans, nourris de culture gréco-latine, ont conservé, durant des siècles, malgré les Arabes et malgré l’Islam, les enseignements de Rome et d’Athènes. Leurs efforts ont été attibués à tort aux Arabes, mais en réalité, il n’y a pas de civilisation arabe ; il y a seulement une civilisation gréco-latine qui s’est perpétuée à travers les âges, sous la façade arabe et malgré les persécutions de l’Islam.

Cette vérité, si longtemps méconnue, vous l’avez découverte et proclamée au cours de vos pénétrantes études sur la Berbérie ; je ne suis donc qu’un de vos modestes disciples et mon seul mérite est d’avoir réuni, en vingt-cinq années de recherches, les preuves qui établissent la morne stérilité de l’Islam et l’éternelle vigueur de la pensée gréco-latine.

Mais ma faible voix risquait fort d’être impuissante à ruiner les préjugés séculaires qu’une science superficielle ou de parti-pris a consacrés

Vous avez bien voulu appuyer mes efforts en faveur de la vérité et me permettre ainsi de saper la grande erreur que vous avez déjà combattue avec tant d’autorité.

Je vous en exprime ma vive reconnaissance.

André SERVIER.

Préface

décembre 1, 2007

Je n’ai pas l’honneur de connaître personnellement M. André Servier, l’auteur de ce livre. Je connais seulement La Psychologie du Musulman, dont il a bien voulu me communiquer le manuscrit. Cet ouvrage me paraît excellent, appelé à rendre les plus grands services à la cause française dans toute l’Afrique du Nord et à éclairer les indigènes eux-mêmes sur leur propre passé.
Ce dont je le loue par-dessus tout, c’est de livrer un si vigoureux assaut à toutes les ignorances françaises. Un des préjugés les plus funestes pour nous consiste à croire que notre domination africaine n’est qu’un accident dans l’histoire du pays, comme on le croit de la domination romaine. Une foule de gens écrivent couramment que Rome n’a fait que passer en Afrique, -qu’elle n’y est restée qu’un siècle ou deux. C’est une erreur monstrueuse. L’empire effectif de Rome en Afrique a commencé avec la ruine de Carthage, en 146 avant J-C, et n’a pris fin qu’avec l’invasion vandale, vers 450 de l’ère chrétienne : soit six cents ans de domination effective. Mais les Vandales étaient des Chrétiens qui continuèrent intégralement la civilisation romaine, qui parlaient et écrivaient le latin. De même les Byzantins qui leur succédèrent et qui, s’ils ne parlaient pas officiellement le latin, pouvaient se considérer comme les héritiers légitimes de Rome. Cela dura ainsi jusqu’à la fin du VII ème siècle.
L’Afrique a donc huit cent cinquante ans de domination latine effective. Si l’on songe que, sous l’hégémonie de Carthage, toute la région, depuis les Syrtes jusqu’aux Colonnes d’Hercule, était en partie hellénisée ou latinisée, on arrive à conclure que l’Afrique du Nord a treize cents ans de latinité, -alors qu’elle ne compte encore que douze cents ans d’Islam.
Cette pénétration profonde du sol africain par la civilisation gréco-latine nous est attestée par les ruines nombreuses et très importantes, qui, aujourd’hui encore, recouvrent le pays. Le Français l’ignorant, l’Algérien lui-même ne connaît de toutes ces villes mortes que Timgad. Or, le réseau urbain créé par Rome embrasse l’Afrique tout entière jusqu’à la limite du Sahara. C’est même dans  les régions voisines des terres désertiques, que ces ruines antiques abondent le plus. Si l’on voulait se donner la peine de les exhumer, -ne fût-ce que pour remettre au jour les titres de la latinité en Afrique, -on serait étonné du foisonnement de ces villes et quelquefois de leur beauté.
M. André Servier sait parfaitement tout cela. Mais il va plus loin encore. Avec une patience et une minutie merveilleuse, il nous démontre scientifiquement que les Arabes n’ont jamais rien inventé, que l’Islam, « sécrétion du cerveau arabe », n’a rien ajouté au vieil héritage de la civilisation gréco-latine.
Une science superficielle, seule, a pu accepter sans vérification le préjugé chrétien du Moyen-Age, qui attribuait à l’Islam les sciences et les philosophies grecques que la Chrétienté ne connaissait plus. Par la suite, l’esprit sectaire a trouvé son bénéfice à confirmer et à propager cette erreur. En haine du christianisme, il a fallut faire honneur à l’Islam de ce qui est l’invention et, si l’on peut dire, la propriété personnelle des nos ancêtres intellectuels.
En prenant l’Islam depuis ses débuts jusqu’à nos jours, M. André Servier nous prouve, textes en main, que tout ce que nous croyons « arabe » ou « musulman », ou d’un terme encore plus vague, « oriental », dans les mœurs, les traditions et les coutumes africaines, dans l’art et le matériel de la vie, -tout cela, c’est du latin qui s’ignore, ou qu’on ignore – c’est du Moyen-Age arriéré ou dépassé par nous, – notre Moyen-Age que nous ne connaissons plus et que nous croyons naïvement une invention de l’Islam.

L’unique création des Arabes, c’est leur religion. Or, cette religion est le principal obstacle entre eux et nous. Dans l’intérêt de notre bonne entente avec nos sujets musulmans, nous devons donc éviter soigneusement tout ce qui peut fortifier chez eux le fanatisme religieux et, au contraire, favoriser la connaissance de tout ce qui peut nous rapprocher, – c’est-à-dire, surtout de nos traditions communes.
Nous devons, certes, respecter les religions des indigènes africains. Mais c’est une erreur politique grave que de nous donner l’air d’être plus musulmans qu’eux-mêmes et de nous prosterner mystiquement devant une forme de civilisation qui est très inférieure à la nôtre, qui est manifestement arriérée et rétrograde. L’heure est trop grave pour que nous continuions ces petits jeux de dilettantes ou d’impressionnistes affaissés.
M. André Servier a dit tout cela avec autant de vérité que d’autorité et d’à-propos. Les seules réserves que je ferais se réduisent à ceci : je n’ai pas une fois aussi robuste que lui dans le progrès indéfini et continu de l’humanité, – et je crains qu’il n’ait des illusions à l’égards des Turcs qui restent la tête de l’Islam et qui sont regardés, par les autres musulmans, comme des libérateurs futurs. Mais tout cela est une question de mesure.
Je veux bien croire au progrès dans un certain sens et jusqu’à un certain point. Et je n’hésite point à accorder que les Turcs sont les plus sympathiques des Orientaux, jusqu’au jour où nous-même, par notre imprévoyance et notre sottise, leur fourniront les moyens de redevenir pour nous des ennemis avec lesquels il faudra compter.

Paris, 23 septembre 1922.
Louis BERTRAND

Sommaire

décembre 1, 2007

CHAPITRE I
La France doit avoir une politique musulmane s’inspirant des réalités et non des opinions reçues et des légendes. – On ne peut connaître une fraction quelconque du peuple musulman qu’en étudiant l’histoire Arabe, parce que tous les musulmans sont solidaires et parce que l’Islam n’est qu’une sécrétion du cerveau arabe. – Il n’y a pas des civilisation arabe. – Les origines d’une légende. – Comment furent dupés les clercs du Moyen-Age et les historiens modernes. – L’Arabe est un réaliste et non un imaginatif. – Il a copié, en la déformant, la pensée des autres peuples. – L’Islam, par ses dogmes immuables, a paralysé les cerveaux et tué l’esprit d’initiative.

CHAPITRE II
Pour connaître et comprendre l’Islam et le musulman, il faut étudier le Désert.- Le Désert arabe.- Le Bédouin.- L’influence du Désert.- Le Nomadisme.- La vie dangereuse.- Guerrier et pillard.- Le fatalisme.- L’endurance.- L’insensibilité.- L’esprit d’indépendance.- L’anarchie sémite.- L’égoïsme.- L’organisation sociale : la Tribu.- L’orgueil sémite.- Sensualité.- Idéal.- Religion.- Manque l’imagination.- Les traits essentiels de la physionomie du Bédouin.

CHAPITRE III
L’Arabie au temps de Mahomet. – Pas de peuple arabe. – Une poussière de tribus sans liens ethniques ou religieux. – Lue pro­digieuse diversité de cultes et de croyances. – Deux groupes hostiles ; les Yéménites et les Moaddites. – Les sédentaires et les nomades. – La rivalité des deux centres : Yathreb et La Mecque. – La propagande juive et chrétienne à Yathreb. – La vie des Mekkois. – Leur évolution. – La Fédération des Fodhoul. – Les précurseurs de I’Islam.

CHAPITRE IV
Mahomet est un bédouin mekkois dégénéré.- Les circonstances en font un homme d’oppo­sition. – Sa jeunesse malheureuse et solitaire. – Chamelier et berger. – Son mariage avec Khadîdja. – Sa fortune. – Comment il conçut l’Islam. – L’Islam est une réaction contre la vie mekkoise. – Ses déboires à la Mecque. Il trahit sa tribu. – Son alliance avec les gens de Yathreb. – Sa fuite. – Ses débuts difficiles à Médine. – Comment il est amené à user de la force. – La cause principale de son succès l’appât du butin. – La prise de La Mecque. – Le triomphe du Prophète. – Sa mort.

CHAPITRE V
La doctrine de Mahomet. – L’Islam, c’est le Christianisme adapté à la mentalité arabe. – Les pratiques essentielles de l’Islam. – Le Koran n’est pas l’oeuvre d’un sectaire, mais d’un politique. – Mahomet cherche à recruter des adeptes par tous les moyens. – Il ménage les forces qu’il ne peut abattre, les coutumes qu’il ne peut supprimer. – La morale musulmane. – Le fatalisme. – Les principes essentiels de la réforme opérée par le Prophète – Extension à tous les Musulmans de la solidarité familiale. – Interdiction du martyre. – Le Musulman s’incline devant la force, mais conserve ses idées. – Le Koran est animé de l’esprit de tolérance, non l’Islam, par la faute des interprétateurs du deuxième siècle qui, en fixant la doctrine et en interdisant toute modification ultérieure, ont rendu tout progrès impossible.

CHAPITRE VI
L’Islam sous les successeurs de Mahomet. – Même en Arabie, la croyance nouvelle n’a pu s’imposer que par la violence. – C’est le désir de faire du butin et non le souci du prosélytisme qui anima les premiers conquérants musulmans. – L’expansion de l’Islam en Perse, en Syrie, en Égypte, fut favorisée par l’hostilité des autochtones contre les gouvernements Perse et Byzantin. – La lutte d’influence entre La Mecque et Médine, qui avait contribué au succès de ‘Mahomet, se poursuit sous ses successeurs, tantôt favorable à Médine, sous les Califats d’Abou-Bekr, d’Omar et d’Ali, tantôt favorable à La Mecque sous le Califat d’Othman. – Le parti Mekkois triomphe finalement avec l’avènement de Moawiah. — Luttes entre tribus, luttes entre individus, anarchie chronique : voilà les caractéristiques de la société musulmane et les causes de sa ruine future.

CHAPITRE VII
L’Islam sous les Ommeyades. -La République théocratique devient une monarchie mili­taire. – Le Califat s’établit à Damas où il subit l’influence syrienne, c’est-à-dire gréco­-latine. – Les rivalités qui divisaient la Mecque et Médine éclatent entre ces deux villes et Damas. – La conquête du Moghreb, puis celle de l’Espagne sont réalisées grâce à la complicité des autochtones, désireux de se débarrasser des Grecs et des Wisigoths. -La conquête de la Gaule échoue à cause de l’opiniâtre énergie des Francs et marque la fin de l’expansion musulmane. – La dynastie Ommeyade s’éteint dans les orgies de la déca­dence byzantine et fait place à la dynastie des Abbassides.

CHAPITRE VIII
L’islam sous les Abbassides. – Le Califat est transféré de Damas à Bagdad où il subit l’influence gréco-perse. Grâce à 1’administration des Barmécides, ministres d’origine perse, les Califes s’entourent de savants et de lettrés étrangers qui donnent à leur règne une splendeur incomparable ; mais en voulant organiser la législation musulmane, les Califes, sous l’inspiration des Vieux Musulmans, fixent immuablement la doctrine islamique et rendent tout progrès impossible. – C’est la cause et le commencement de la décadence des peuples de religion mahométane. – L’Espagne se détache de l’Empire, donnant un exemple d’indiscipline qui trouvera plus tard des imitateurs.

CHAPITRE IX
L’Islam sous les derniers, Abbassides. – L’Em­pire musulman s’achemine vers la décadence. – Les conquérants arabes noyés au milieu des populations soumises et incapables de les gouverner, perdent, à leur contact, leurs qua­lités guerrières. – Les Califes, d’ailleurs sans valeur, réduits au rôle de rois fainéants, sont obligés, pour leur défense, de recourir à des mercenaires étrangers qui deviennent bientôt leurs maîtres. – Les provinces, obéissant à des sentiments nationalistes, se séparent de l’Empire. – Les derniers Califes Abbassides ne possèdent plus que Bagdad. – Leur dynastie s’éteint dans l’ignominie.

CHAPITRE X
Les causes du démembrement de l’Empire musulman. – La principale est l’incapacité des Arabes à gouverner. – L’histoire des Califes d’Espagne est identique à celle des Califes de Damas et de Bagdad : Mêmes causes de grandeur éphémère, mêmes causes de décadence. – il n’y a pas eu, en Espagne, de civilisation arabe, mais un renouveau de la civilisation latine. – Celle-ci s’est développée sous la façade musulmane et malgré les musulmans. – Les monuments attribués aux Arabes sont l’oeuvre d’architectes espagnols.

CHAPITRE XI
La décadence arabe en Perse, en Mésopotamie et en Égypte. – Les provinces, tombées momentanément dans la barbarie, sous le joug arabe, renaissent à la civilisation dès qu’elles peuvent s’émanciper. – Causes générales de la décadence de l’empire arabe : Nullité politique. Absence de génie créateur. Absence de discipline. Mauvaise administration. Pas d’unité nationale. L’Arabe n’a pu gouverner qu’avec la collaboration des étrangers. – Causes secondaires : La religion, véhicule de la pensée arabe. Trop grande diversité des peuples soumis. – Pouvoir despotique du prince. – Condition servile de la femme. – L’Islamisation des peuples soumis les élèves au niveau du vainqueur et leur permet de le submerger. Les mariages mixtes. – L’influence nègre. -Diminution des revenus de l’empire. – Les mercenaires.

CHAPITRE XII
L’histoire du Moghreb. – Les caractéristiques du Berbère. -Dans toute l’Afrique du Nord, l’élément arabe a été absorbé au point de disparaître complètement. – Les qualités de la race berbère : vigueur, sobriété, prolificité. – Ses défauts : Esprit d’indiscipline, perfidie. Incapable de se plier à un grand idéal, le peuple berbère n’a pu s’arracher à la barbarie qu’avec un concours étranger. – L’oeuvre romaine. – Avec les Arabes, il est retombé dans la barbarie et son esprit a été frappé de stérilité par le dogme musulman. – L’influence chrétienne et latine. – Curieux exemples de l’esprit d’opposition et d’indiscipline du peuple berbère. – L’imprégnation latine.

CHAPITRE XIII
La Société Musulmane est une Société théocratique. -La loi religieuse, inflexible et immuable, régit les institutions comme les actes de l’individu. -La législation. – L’instruction. -Le gouvernement. – La condition de la femme. – Le commerce. – La propriété. – Dans les institutions musulmanes, aucune originalité. – L’Arabe a imité en déformant. – Dans les manifestations de l’activité intellectuelle, il apparaît comme un paralytique et comme il a imprégné l’Islam de son inertie, les peuples qui ont adopté cette religion sont frappés de la même stérilité. – Tous les musulmans, quelle que soit leur origine ethnique, pensent et agissent comme un Bédouin barbare du temps de Mahomet.

CHAPITRE XIV
La stérilité de l’esprit arabe apparaît dans toutes les manifestations de l’activité intellectuelle. – La civilisation arabe est le résultat des efforts intellectuels des peuples étrangers convertis à l’Islam. – La science arabe : astronomie, mathématiques, chimie, médecine, n’est qu’une copie de la science grecque. – En histoire et en géographie, les Arabes ont laissé quelques travaux originaux. – En philosophie, ils sont les élèves de l’École d’Alexandrie. – Eu littérature, à part quelques poèmes lyriques sans grande valeur, ils s’inspirent des ouvrages grecs et persans. – La littérature des Arabes d’Espagne est d’inspiration latine. – Dans les beaux-arts, sculpture, peinture et musique, la nullité des Arabes est absolue.

CHAPITRE XV
La Psychologie du musulman. -Foi inébranlable dans sa supériorité intellectuelle. – Mépris et horreur pour ce qui n’est pas musulman. – Le monde divisé en deux, parts : les Croyants et les Infidèles. – Tout ce qui vient des infidèles est détestable. – Le musulman échappe à toute propagande- – Par la restriction mentale, il échappe même aux violences. – Échec des tentatives faites pour introduire la civilisation occidentale dans le monde musulman. – Averrhoës. Khéréddine. Le Cheikh Gamal ed Dine. Sawas Pacha. – Tentatives infructueuses de l’Angleterre en Égypte, de la France en Algérie et en Tunisie. – L’idéal musulman : le Mahdisme et le Califat.

CHAPITRE XVI
L’Islam en lutte contre les nations européennes.- Le mouvement nationaliste musulman en Égypte. – Ses origines. – Le Parti national. – Moustafa Kamel Pacha. – Mohammed Farid Bey. – Le Parti du peuple. – Loufti Bey es Sayed. – Le Parti des réformes constitutionnelles. – Le cheikh Aly Youssef. -L’attitude de l’Angleterre: – Les intrigues des nationalistes égyptiens dans l’Afrique du Nord. – Le mouvement nationaliste en Tunisie. -L’évolution de la mentalité tunisienne. – Erreurs commises par le Gouvernement du Protectorat.

CHAPITRE XVII
Le mouvement nationaliste en Algérie – Les causes d’une évolution tardive. – La Société algérienne. – La bourgeoisie : les « Vieux Turbans » ; les « Jeunes Algériens ». – Le peuple ignorant et fanatique. – Le rôle des confréries religieuses.- La solidarité musulmane. – La propagande nationaliste. – Les revendications des Jeunes Algériens. – Le Bolchevisme.

CHAPITRE XVIII
Les problèmes musulmans. – Un problème de politique intérieure. – L’organisation de l’Afrique du Nord et l’attitude à l’égard des populations indigènes. – La méthode de Bugeaud : l’Algérie, province française ; l’assimilation des indigènes. – Le rêve de Prévost-Paradol. – La méthode de Napoléon III. – Le royaume arabe. – La méthode de Waldeck-Rousseau. – L’évolution des indigènes dans leur civilisation. – Une formule sans signification. – L’exemple de la Tunisie et de l’Égypte. -Notre politique extérieure vis-à-vis des peuples musulmans. – Le rôle de la Turquie.

CHAPITRE XIX
Un projet de programme de politique africaine. – Principes généraux applicables à tous les territoires berbères soumis à notre influence : 1° Développer le peuplement français. – 2° Assurer et maintenir la prédominance des idées françaises. – 3° Neutralité absolue à l’égard de la religion musulmane. – 4° Acheminer les indigènes vers le statut français intégral. – 5° Améliorer la condition des indigènes ; les intéresser à notre œuvre. – 6° Aider au relèvement de la musulmane. 7° Gouverner avec la masse et non avec une minorité.

CHAPITRE XX
La politique musulmane extérieure de la France. – Nous devons aider la Turquie. -Les enseignements du mouvement wahabite. – Dans le monde musulman, l’Arabe est un élément de désordre, le Turc un élément d’équilibre. L’Arabe est condamné à disparaître ; il sera remplacé par le Turc. – Politique de neutralité vis-à-vis des Arabes ; politique d’appui amical envers la Turquie. – Conclusion.

CHAPITRE I (1)

décembre 1, 2007

La France doit avoir une politique musulmane s’inspirant des réalités et non des opinions reçues et des légendes. – On ne peut connaître une fraction quelconque du peuple musulman qu’en étudiant l’histoire Arabe, parce que tous les musulmans sont solidaires et parce que l’Islam n’est qu’une sécrétion du cerveau arabe. – Il n’y a pas des civilisation arabe. – Les origines d’une légende. – Comment furent dupés les clercs du Moyen-Age et les historiens modernes. – L’Arabe est un réaliste et non un imaginatif. – Il a copié, en la déformant, la pensée des autres peuples. – L’Islam, par ses dogmes immuables, a paralysé les cerveaux et tué l’esprit d’initiative.

La France est une grande puissance musulmane. C’est un lieu commun, mais c’est aussi une vérité qui cesse d’être banale, malgré les redites, si l’on songe que notre pays tient en tutelle plus de vingt millions de musulmans, cimentés par la solidarité religieuse au bloc formidable des trois cents millions d’adeptes que compte l’Islam.

Ce bloc est divisé, superficiellement, par des rivalités ethniques et même, parfois, par des intérêts opposés, mais la religion exerce une telle influence sur les individualités qui le composent, elle les domine avec une telle force, que l’ensemble forme, au milieu des autres peuples, une véritable nation dont les différentes fractions, fondues dans le même creuset, obéissant au même idéal, possédant les mêmes conceptions philosophiques, sont animées de la même foi intransigeante dans l’excellence du dogme sacré et de la même méfiance hostile à l’égard de l’étranger- l’infidèle- : c’est la Nation Musulmane.

L’Islam n’est pas seulement une doctrine religieuse qui ne compte ni sceptiques ni renégats [1] ; c’est une patrie ; et si le nationalisme religieux dont sont imprégnés tous les cerveaux musulmans n’a pas réussi jusqu’à présent à menacer l’humanité d’un grave péril, c’est que les peuples unis par son lien sont tombés, par la rigidité même de son dogme, par la contrainte impitoyable qu’il exerce sur les esprits, par la paralysie intellectuelle dont il les frappes, dans un tel état de décrépitude et de déchéance, qu’il leur est impossible de lutter contre les forces matérielles mises par la science au service de la civilisation occidentale.[2]

Mais même tel qu’il est, l’Islam n’est pas un élément négligeable dans les destinées de l’humanité. Son bloc de trois cents millions de fidèles s’accroît sans cesse parce que dans la plupart des pays musulmans, le chiffre des naissances dépasse celui des décès et aussi parce que la propagande religieuse recrute chaque jour des nouveaux adhérents parmi les peuplades encore barbares.

On estime à plus de six millions le nombre des conversions obtenues depuis vingt ans dans les Indes Anglaises, malgré les précautions du colonisateur. On constate des progrès semblables en Chine, dans le Turkestan, en Sibérie, en Malaisie et en Afrique. Dans le continent noir, toutefois, la propagande active des Pères Blancs combat victorieusement le prosélytisme musulman.

Il importe donc que nous songions, comme l’a dit Le Chatelier, à fonder sur une étude intelligente de l’Islam une politique musulmane dont l’action bienfaisante s’étende non seulement sur nos colonies africaines, mais sur le monde musulman tout entier.

Nous devons comprendre la nécessité de traiter autrement que par prétérition plus de vingt millions d’indigènes qui seront toujours l’unique population active des colonies du Centre et de l’Ouest africain et dont la supériorité numérique en Algérie, en Tunisie et au Maroc ne fera que croître dans l’avenir.[3]

Nous n’arriverons à réaliser une œuvre utile et durable que si nous connaissons parfaitement la mentalité et la psychologie du musulman, autrement que par des préjugés et des légendes.

Il serait puéril de croire qu’il nous suffira de borner cette connaissance à nos seuls sujets musulmans, dans le but de les bien gouverner. Comme il a été dit plus haut, le Musulman n’est pas un être isolé ; le Tunisien, l’Algérien, le Marocain, le Soudanais ne sont pas des individus dont l’horizon s’arrête au limites artificielles créées par les diplomates et les géographes. Avant d’appartenir à telle ou à telle formation politique, ils sont citoyens de l’islam. Ils appartiennent moralement, religieusement, intellectuellement, à la grande Patrie Musulmane dont la capitale est La Mecque et dont le chef – théoriquement incontesté- est le Commandeur des Croyants. Leur mentalité a été au cours des âges, lentement pétrie, modifiée, imprégnée par la doctrine religieuse du Prophète et comme celle-ci n’est, elle-même, qu’une sécrétion du cerveau arabe, il s’ensuit qu’il faut étudier l’Histoire arabe si l’on veut connaître et comprendre l’âme et l’esprit d’une fraction quelconque du monde musulman.

Une telle étude est difficile, non pas que les documents fassent défauts : ils abondent, au contraire :- L’Islam est né et s’est développé en pleine lumière historique, -mais parce que la religion musulmane et les Arabes sont voilés à nos yeux par un nuage si prodigieux d’opinions reçues, de légendes, de préjugés et d’erreurs, qu’il semble à peu près impossible de le dissiper.

Il faut cependant entreprendre cette tâche si nous voulons sortir de l’ignorance dans laquelle nous sommes de la psychologie musulmane.

Jules Lemaître eut, un jour, à présenter au public l’ouvrage d’un jeune écrivain Egyptien sur la poésie arabe. L’auteur, novice, déclarait avec une belle assurance que la littérature arabe était la plus riche et la plus brillante de toutes les littératures connues et que la civilisation arabe était la plus haute et la plus éclatante.

Jules Lemaître qui, dans ses jugements, préférait, comme Sainte-Beuve, s’en tenir prudemment aux opinions moyennes –à mi-côte- éprouvait quelque répugnance à contresigner une pareille affirmation. D’autre part, la courtoisie lui imposait de ne point trop souligner la pauvreté et la sécheresse de la littérature arabe. Il se tira fort habilement de ce pas difficile par cette observation restrictive :

« On a peine à comprendre qu’une civilisation si noble, si brillante, dont les images nous charment toujours et qui eut jadis une telle force d’expansion, semble avoir perdu maintenant sa vertu. C’est un des mystères et une des tristesses de l’histoire. »

Cette remarque d’un esprit subtil, habitué à ne point accepter à la légère les opinions reçues, est parfaitement justifiée. Si l’on admet, en effet, toutes les qualités que l’on prête habituellement à la civilisation arabe, si l’on s’incline béatement devant la prestigieuse splendeur dont la parent historiens et littérateurs, il est difficile d’expliquer comment l’Empire des Califes a pu tomber jusqu’à l’état de décrépitude où nous le voyons aujourd’hui, entraînant dans sa chute des peuples qui, sous d’autres guides, avaient manifesté d’incontestables aptitudes à la civilisation.

Pourquoi les Syriens, les Egyptiens, les Berbères ont-ils perdu, dès qu’ils furent islamisés, l’énergie, l’intelligence, l’esprit d’initiative qu’ils avaient montrés sous les dominations Grecques et Romaine ? Comment les Arabes, eux-mêmes, qui furent, au dire des historiens, les professeurs de l’Occident en science et en philosophie, oublièrent-ils leurs brillantes connaissances pour tomber dans une ignorance qui les relègue aujourd’hui au rang des peuples barbares ?

Si nous nous posons encore ces questions, c’est uniquement parce que nous n’avons jamais recherché les causes réelles de l’expansion rapide de la conquête arabe, que nous n’avons pas situé cette conquête dans son cadre historique, au milieu des circonstances exceptionnelles qui la favorisèrent et aussi parce que n’ayant pas pénétré la psychologie du musulman, nous ne sommes pas à même de comprendre comment et pourquoi l’empire immense des Califes s’est effondré ; comment et pourquoi il devait fatalement s’effondrer, frappé de paralysie et de mort par une doctrine religieuse rigide qui domine et commande tous les actes de la vie, toutes les manifestations de l’activité et qui, ne concevant pas le progrès matériel comme un idéal digne d’être poursuivi, à immobilisé ses adeptes hors des grands courants civilisateurs.

Nous vivons, en Europe, en ce qui concerne l’Islam et les peuples musulmans, sur une vieille erreur qui, depuis les temps les plus lointains, a faussé le jugement des historiens et qui a souvent inspiré aux hommes d’Etat des attitudes et des décisions nullement conformes aux réalités.

Cette erreur consiste à reconnaître aux Arabes une influence civilisatrice qu’ils n’ont jamais exercée. Les écrivains du Moyen-Age qui, par une absence de documentation précise, désignaient sous le nom d’Arabes tous les peuples de religion musulmane et qui voyaient l’Orient à travers le fabuleux mirage des légendes dont l’ignorance entourait alors les contrées lointaines, ont travaillé inconsciemment à répandre cette erreur.

Ils y furent aidés par les Croisés, gens rudes et grossiers pour la plupart, plus soldats que lettrés, qui avaient été éblouis par le faste superficiel des cours orientales et qui rapportèrent de leur séjour en Palestine, en Syrie ou en Egypte des jugements dénués de tout esprit critique. D’autres circonstances contribuèrent également à créer cette légende de la civilisation arabe.

L’établissement du gouvernement des Califes dans le Nord de l’Afrique, en Sicile, puis en Espagne, provoqua des relations entre l’occident et les pays d’Orient. A la faveur de ces relations, des ouvrages de philosophie et de science rédigé en langue arabe ou traduits de l’arabe en latin parvinrent en Europe et les lettrés du Moyen-Age, dont le bagage scientifique était fort léger, admirent ingénument ces écrits qui leur révélaient des connaissances et des méthodes de raisonnement, nouvelles pour eux.

Ils s’enthousiasmèrent pour cette littérature et ils en conclurent de très bonne foi que les Arabes avaient atteint un haut degré de culture scientifique. Or, ces écrits étaient, non pas des productions originales du génie arabe, mais des traductions d’ouvrages grecs des Ecoles d’Alexandrie et de Damas, rédigées d’abord en syriaque, puis en arabe, à la demande des Califes Abbassides, par des scribes syriens devenus musulmans.

Ces traductions n’étaient même pas des reproductions fidèles des ouvrages originaux, mais plutôt des compilations d’extraits et de gloses, tirés des commentateurs d’Aristote, de Galien et d’Hippocrate, appartenant aux Ecoles d’Alexandrie et de Damas, notamment d’Ammonius Saccas, de Plotin, de Porphyre, de Jamblique, de Longin, de Proclus, etc.[4]

Et ces extraits déjà déformés par deux traductions successives, du grec en syriaque et du syriaque en arabe, étaient encore défigurés et tronqués par l’esprit d’intolérance des scribes musulmans. La pensées des auteurs grecs était noyée dans les formules religieuses imposées par le dogme islamique ; le nom des auteurs traduits n’était pas mentionné, de telles sortes que les lettrés européens ne purent soupçonner qu’il y avait traduction, imitation ou adaptation et qu’ils attribuèrent aux Arabes ce qui appartenait aux Grecs. [5]

La plupart de clercs du Moyen-Age ne connurent même pas ces travaux, mais seulement les adaptations qui en furent faites par Abulcasis, Avicenne, Maimonide et Averrhoës. Ceux-ci puisèrent notamment dans les Pandectes de Médecine, d’Aaron, prêtre chrétien d’Alexandrie, qui avait lui-même compilé et traduit en syriaque des fragments de Galien. Les ouvrages d’Averrhoës, Avicenne, et Maimonide furent traduits en latin et c’est par cette dernière version que les lettrés du Moyen-Age connurent la science arabe.

Il convient de rappeler qu’à cette époque la plupart des ouvrages de l’Antiquité étaient ignorés en Europe. Les Arabes passèrent donc pour des inventeurs et des initiateurs, alors qu’ils n’étaient que des copistes. Ce n’est que plus tard, à l’époque de la Renaissance, lorsque les manuscrits des auteurs originaux furent découverts, qu’ont s’aperçut de l’erreur, mais la légende de la civilisation arabe était implantée dans les esprits ; elle y est demeurée et les plus graves historiens en parlent encore aujourd’hui comme d’un fait indiscutable.

Montesquieu en a fait la remarque : « Il y des choses que tout le monde dit, parce qu’elles ont été dites une fois. »

Les historiens ont d’ailleurs été trompés par les apparences. La rapide expansion de l’Islam qui, en moins d’un demi-siècle après la mort de Mahomet, soumit à la domination des califes un immense empire s’étendant de l’Espagne jusqu’à l’Inde, leur a laissé supposer que les Arabes avaient atteint un haut de gré de civilisation. [6] Après les historiens, les littérateurs contemporains, épris d’exotisme, contribuèrent encore à fausser les jugements en nous montrant un monde arabe conventionnel, comme ils nous avaient montré un Japon, une Chine, une Russie de pacotille.

C’est ainsi que s’est créée la légende de la civilisation arabe. A qui tenterait de la combattre, on citerait péremptoirement les cadeaux du Calife Haroun-el-Rachid à Charlemagne, cette horloge merveilleuse qui frappa d’admiration les contemporains du vieil empereur à la barbe fleurie. On citerait également tant de noms illustres, Averrhoës, Avicenne, Avenzoar, Maimonide, Alkendi, pour ne parler que des plus connus.

Mais nous démontrerons plus loin, que ces noms ne sauraient être invoqués en faveur de la civilisation arabe et qu’au surplus cette civilisation n’a jamais existée.

Il y a une civilisation grecque, une civilisation latine ; il n’y a pas de civilisation arabe, si l’on désigne sous ce vocable l’effort personnel, original d’un peuple vers le progrès. Il y a peut-être une civilisation musulmane, mais cette civilisation ne doit rien aux Arabes, ni même à l’islam, les peuples, devenus musulmans, ne réalisèrent des progrès que parce qu’ils appartenaient à d’autres races que la race arabe et parce qu’ils n’avaient pas encore subi trop profondément l’empreinte de l’Islam. Leur effort fut accompli malgré les Arabes et malgré le dogme islamique.

Les prodigieux succès de la conquête arabe ne prouvent rien. Attila, Genseric, Gengis-Khan ont soumis nombre de peuples et cependant la civilisation ne leur doit rien.

Un peuple conquérant n’exerce une action civilisatrice que s’il est plus civilisé que les peuples conquis. Or, tous les peuples vaincus par les armées du Calife étaient parvenus, longtemps avant les Arabes, à un haut degré de culture, de telle sorte qu’ils purent leur communiquer un peu de leur savoir, mais qu’ils n’en retirèrent rien. Nous y reviendrons. Bornons-nous à citer, pour l’instant, les Syriens et les Egyptiens, dont les écoles de Damas et d’Alexandrie recueillirent les traditions de l’Hellénisme, le Nord de l’Afrique, la Sicile, l’Espagne, où survivait la pensée latine, la Perse, l’Inde, la Chine, héritières de civilisations illustres.

Les Arabes auraient pu s’instruire au contact des tant de peuples. C’est ainsi que les Berbères africains et les Espagnols s’assimilèrent très vite la civilisation latine, de même que les Syriens et les Egyptiens s’étaient assimilés la civilisation grecque, si bien que nombre d’entre eux, devenus citoyens de l’Empire Romain ou de l’Empire Byzantin, firent honneur, dans les lettres et les arts, à leur patrie d’adoption.

Contrairement à ces exemples, le conquérant arabe est resté barbare ; pis encore, il a étouffé la civilisation dans les pays conquis.

Que sont devenus les Syriens, les Egyptiens, les Espagnols, les Berbères, les Byzantins sous le joug musulman ? Que sont devenus les peuples de l’Inde et de la Perse, après leur soumission à la loi du prophète ?

Ce qui a fait illusion, ce qui a trompé les historiens, c’est que dans les pays conquis par les Arabes, la civilisation Gréco-Latine n’a pas péri immédiatement. Elle était si vivace, qu’elle continua, pendant deux ou trois générations, à pousser, sous la façade musulmane, des tiges vigoureuses. Le fait s’explique.

Dans les pays conquis, les indigènes avaient à choisir entre la religion musulmane ou un sort misérable, « Convertis-toi ou meurs ! Convertis-toi ou soi esclave ! » telles étaient les conditions du vainqueur.

Comme il n’est que les âmes d’élite capables de souffrir pour une idée – et les âmes d’élite sont peu nombreuses – et comme les religions auxquelles se heurtait l’Islam –paganisme moribond ou christianisme encore mal implanté – n’exerçaient pas encore une influence considérable sur les esprits, la plupart des peuples soumis préférèrent la conversion à la mort ou à l’esclavage. Paris vaut bien une messe : Nous connaissons la formule.

La première génération, devenue musulmane par la simple volonté du vainqueur, ne subit que superficiellement l’empreinte islamique ; elle conserva intactes sa mentalité et ses traditions ; elle continua à penser et à agir, moyennant quelques sacrifices de façade à l’Islam, comme elle en avait l’habitude. La langue officielle étant l’arabe, elle s’exprima en arabe, mais elle pensa en grec, en latin, en araméen, en italien ou en espagnol. De là ces traductions d’auteurs grecs, faites par les Syriens, traductions qui firent croire à nos clercs du Moyen-Age, comme nous l’avons vu, que les arabes avaient fondé la philosophie, l’astronomie et les mathématiques.

La deuxième génération élevée dans le dogme musulman, mais subissant l’influence des parents, manifesta encore quelque originalité, mais les générations suivantes, complètement islamisée, tombèrent vite dans la barbarie.

On constate cette déchéance rapide des générations successives sous le joug musulman dans tous les pays soumis aux Arabes, en Syrie, en Egypte, en Espagne. Après un siècle de domination musulmane, c’est l’anéantissement de toute culture intellectuelle.

Pourquoi ces peuples qui, sous l’influence grecque ou latine, avaient montré des aptitudes remarquables à la civilisation, ont-ils été frappés de paralysie intellectuelle sous le joug musulman, à un point tel qu’ils n’ont pu se relever malgré les efforts des peuples occidentaux ? C’est que leur mentalité a été déformée par l’Islam qui n’est, lui-même, qu’un produit, qu’une sécrétion du génie arabe.

Contrairement à l’opinion courante, l’Arabe est dépourvu de toute imagination. C’est un réaliste ; il constate ce qu’il voit ; il l’enregistre ; il est incapable d’imaginer, de concevoir au-delà de ce qu’il perçoit directement.

La littérature purement arabe est dénuée de toute invention. La part d’imagination qui apparaît dans certains ouvrages, comme les Mille et une Nuits, est d’origine étrangère[7]. Nous le démontrerons au cours de cette étude. C’est d’ailleurs l’absence de facultés inventives, tares du Sémite, qui explique la stérilité totale de l’Arabe en peinture et en sculpture.

En littérature, comme en philosophie et en science, l’Arabe a été un compilateur. Sa pauvreté intellectuelle se manifeste dans ses conceptions religieuses. Avant Mahomet, au temps du paganisme, les divinités arabes sont sans histoires ; aucune légende ne poétise leur existence ; aucun symbolisme ne pare leur culte. Ce sont des noms, probablement empruntés à d’autres peuples, mais derrière ces noms, il n’y a rien.

L’Islam lui-même n’est pas une doctrine originale ; c’est une compilation de tradition gréco-latines, bibliques et chrétiennes ; mais en s’assimilant des matériaux si divers, l’esprit arabe les a débarrassés de toute la parure de poésie, de symbolisme et de philosophie qu’il ne comprenait pas et il en a tiré une doctrine religieuse, froide et rigide, comme un théorème géométrique : Dieu, le Prophète, les hommes.

Cette doctrine s’est parfois ornée,, chez les peuples qui l’ont adoptée et qui n’avaient pas le cerveau stérile des Arabes, de toutes une floraison de légendes et de poésie ; mais ces ornements étrangers ont été combattus avec une farouche énergie par les représentants autorisés du dogme islamique et lorsqu’au deuxième siècle de l’Hégire, les Califes ont décidés, pour éviter toute déformation de la doctrine religieuse, d’en faire préciser l’esprit et la lettre, les travaux des quatre docteurs orthodoxes, hors desquels il est interdit d’interpréter les textes sacrés, ont fixé immuablement le dogme et ont tué, du même coup, chez tous les peuples musulmans, l’esprit d’initiative et l’esprit critique. Ils les ont comme momifiés intellectuellement, de telle sorte qu’ils sont restés, pareils à des rochers, au milieu du torrent qui emporte l’humanité vers le Progrès.

A partir de ce moment, la doctrine islamique, réduite à la simplicité de la conception arabe, a exercé son œuvre de mort avec d’autant plus d’efficacité qu’elle commande tous les actes de la vie ; elle prend le fidèle à son berceau et le conduit à la tombe, à travers toutes les vicissitudes de la vie, en ne lui laissant, dans aucun domaine de la pensée ou de l’activité, la moindre part d’initiative et de liberté. C’est un carcan qui ne permet qu’un certain nombre de mouvements préalablement fixés. Nous aurons à le démontrer.

En résumé, l’Arabe a tout emprunté aux autres peuples ; littérature, art, science, et même idées religieuses. Il a tout passé au crible de son esprit étroit, incapable de s’élever à de hautes conceptions philosophiques ; il a tout déformé, tronqué, désséché.

Cette influence destructive explique la déchéance des peuples musulmans et leur impuissance à s’arracher à la barbarie ; elle explique également les difficultés auxquelles nous nous heurtons dans nos possessions de l’Afrique du Nord.

Nous devons nous inspirer de cette constatation si nous voulons débarrasser notre politique musulmane des erreurs de conceptions et d’attitude qui nous ont coûté parfois si cher.

Etudier la psychologie du musulman, sans aucun parti-pris d’hostilité, comme sans désir préconçu de trouver en lui un type d’humanité supérieur ; préciser son idéal, ses aspirations, ses besoins, le mécanisme de son cerveau ; puis adopter à son égard l’attitude que commande la logique et le bon sens : voilà qu’elles doivent être les préoccupations d’une puissance dont les destinées sont liées à une fraction quelconque du monde islamique.

Préparer les éléments de cette étude : tel est le but de ce modeste essai.


[1] De CASTRIES. –L’Islam.
[2] André SERVIER –Le Nationalisme Musulman.
P.ANTOMARCHI. – Le Nationalisme Egyptien.
Henry MARCHAND. – l’Egypte et le Nationalisme Egyptien.
[3] Alfred Le CHATELIER. – La politique Musulmane
[4] Barthélemy SAINT-HILAIRE. – Histoire de l’Ecole d’Alexandrie.
[5] SNOUCK HURGRONJE. – Le Droit Musulman.
[6] Dr Gustave LE BON. – La civilisation des Arabes.
[7] DOZY. – Essai sur l’Histoire de l’Islamisme.

CHAPITRE II (2)

décembre 1, 2007

Pour connaître et comprendre l’Islam et le musulman, il faut étudier le Désert.- Le Désert arabe.- Le Bédouin.- L’influence du Désert.- Le Nomadisme.- La vie dangereuse.- Guerrier et pillard.- Le fatalisme.- L’endurance.- L’insensibilité.- L’esprit d’indépendance.- L’anarchie sémite.- L’égoïsme.- L’organisation sociale : la Tribu.- L’orgueil sémite.- Sensualité.- Idéal.- Religion.- Manque l’imagination.- Les traits essentiels de la physionomie du Bédouin.

Pour connaître et comprendre le Musulman, il faut étudier l’Islam. Pour connaître et comprendre l’Islam, il faut étudier le Bédouin d’Arabie. Pour connaître et comprendre le bédouin, il faut étudier le Désert. Le milieu Désert explique la mentalité spéciale du bédouin, sa conception de l’existence, ses qualités et ses défauts. Il explique par conséquent l’Islam, sécrétion du cerveau arabe et il explique, en définitive, le Musulman, que l’islam a coulé dans son moule rigide.

Un immense plateau de rocaille, de sable et de basalte de 2.000 kilomètres de longueur sur une largeur moyenne de 800 kilomètres ; autour, une ceinture de montagne dont certains sommets atteignent 2.000 et 3.000 mètres ; entre cette haute barrière et la mer, une bande fertile de 80 à 100 kilomètres de largeur ; voilà, schématiquement tracé, l’aspect général de l’Arabie.(1)

(1) PALGRAVE.- Une année de voyage dans l’Arabie Centrale.
LARROQUEE- Voyage dans l’Arabie heureuse.
STRABON.- Liv. XVI.

Le plateau est réellement « le pays de l’épouvante et de la soif », comme l’appellent les Bédouins. Placé sous la zone chaude, soustrait à l’influence marine par un mur montagneux qui arrête les vents humides et précipite les pluies sur la bande du littoral, il offre toute les variétés de la nature désertique : désert de lave ou Harra, désert de pierres ou Hammada, désert de sable ou Nefoud, dunes mouvantes, désert gypseux, sebkhas dont la croûte saline s’effondre sous les pas.

L’ensemble est morne et farouche. Les molles ondulations qui reposent la vue dans les pays à climat normal où des siècles de culture ont façonné le sol, sont inconnues au désert. Tout y est disloqué, âpre, hérissé, hostile. Dans les régions basaltiques ou gréseuses, les roches sont taillées en arêtes coupantes. Les accidents de terrains sont brusques et roides, sans transition.

Qu’on imagine la chaîne des Alpes, enlisée par des alluvions jusqu’à cent ou cent cinquante mètres du sommet. On n’apercevrait plus qu’une série de dômes, de pitons, d’aiguilles, de roches écroulées, de colonnes dénudées, surgies brusquement du sol : tel est l’aspect du Harra dont le profil tourmenté évoque les formidables révolutions cosmiques.

Ailleurs, c’est le Hammada, la plaine stérile de pierres, vastes étendues luisantes et monochromes de roches nues, que le vent a récurées de toute terre végétale et que les températures extrêmes ont fait éclater en dalles et en esquilles. C’est un chaos monstrueux de pierres brisées ou la vie ne peut se développer.(1)

Ailleurs, c’est le Nefoud, la mer de sable à perte de vue, d’où émergent de hautes dunes ressemblant à de grandes vagues pétrifiées, avec leurs couloirs parallèles taillés par le vent qui les brasse inlassablement. Avec sa teinte d’un jaune uniforme, cette plaine stérile est d’une monotonie farouche. C’est le domaine de la mort. Elle brûle ou elle glace. La porosité du sable multipliant les surfaces d’absorption et de rayonnement, le sol s’échauffe le jour à un point tel qu’on ne peut s’y aventurer ; la nuit il perd presque instantanément cette chaleur et se couvre de gel.

Sous l’effet du vent qui s’engouffre dans les couloirs et, peut-être aussi de la dilatation, les dunes émettent des sons étranges qui augmentent l’horreur sauvage de la solitude. Elles ronflent littéralement comme une toupie métallique.

Certains voyageurs ont comparé ce bruit à celui d’une machine à battre.(2)

Ailleurs, ce sont de vastes étendues de gypse, d’une blancheur intolérable sous la lumière ardent du soleil. Ailleurs, encore, ce sont des sebkhas, anciennes mares salées qui se sont desséchées et à la surface desquelles le sel, mêlé au sable, forme une croûte trouée de fondrières.

Partout la terre végétale est très rare. Réduite par la sécheresse à l’état de poussière impalpable, elle est emportée par le vent et se précipite, sous l’action des pluies, dans les contrées plus humides.

Subissant dans la même période de vingt quatre heures des chaleurs torrides et des froids excessifs (+ 60 -7), balayé de vents brûlants ou glacés, mais toujours secs, le sol, quel que soit sa nature, est frappé de stérilité.

La végétation est rare au désert. Faute de pluie, elle ne peut s’alimenter que de l’eau de souterraine ; elle ne se développe donc que dans les cuvettes où la nappe aquifère est proche de la surface : quelques plantes rabougries dans les ravines, dans les oueds, dépressions allongées au fond desquelles, en creusant, on trouve un peu d’humidité, des armoises, des genêts, des plantes halophytes. Ca et là, dans les endroits abrités, quelques arbustes chétifs, acacias, tamaris, luttant éperdument contre l’ensablement.

Pas de rivières, pas de sources ; quelques rares puits, sans cesse comblés par les sables et que le voyageur assoiffé doit, chaque fois, nettoyer.

Au milieu de cette nature hostile, les agglomérations humaines sont impossibles ; la faim et la soif les décimeraient. Pas de villes, pas même de bourgades ; des familles faméliques, sans cesse préoccupées du souci de leur existence, errent dans ces étendues semées d’embûches.

Mais si, délaissant ces mornes solitudes, on franchit la barrière montagneuse qui les enclot, on tombe brusquement dans un pays merveilleux, La bande du littoral, arrosée par les vents marins, fertilisée par les oueds qui, aux jours d’orage, roulent en torrents des hauteurs, est, comparativement au plateau désertique, Une contrée d’abondance et de délices. Et cette bande s’élargit encore entre Médine et La Mecque par le plateau granitique du Nedjed, massif montagneux important qui reçoit des pluies et alimente des sources nombreuses.(3)

Là sont des puits qui ne tarissent pas ; là sont des oasis où, sous les palmiers, pousse un double, étage de végétation : arbres fruitiers, céréales et plantes à parfums. Là sont des pâturages oit prospèrent chevaux, chameaux et brebis.

Ce sont les pays heureux du Hedjaz, de 1’Assir, du Nedjed, du Yémen, du Hadramaout et de l’Oman, avec des villes populeuses : Médine et son port de Yambo, La Mecque et son port de Djeddah, Taïf, Sana, Terim, Mirbat, Mascate.

Mais l’attrait de ces régions fertiles n’a pas dépeuplé le désert. Le Bédouin lui est demeuré

fidèle et comme, à côté des tribus sédentaires moins actives et de vie plus douce, il représente l’homme d’action remuant et brutal, c’est, lui qui, finalement, a imposé à toute l’Arabie ses mœurs et sa mentalité. C’est donc lui qu’il importe d’étudier.

Pour le connaître, il n’est pas nécessaire de compulser l’Histoire. L’immobilité étant le caractère distinctif des peuplades arabes(4), le Bédouin n’a pas changé. Tel il était au temps où Mahomet l’arracha à l’idolâtrie, tel exactement nous le voyons décrit dans les récits de la Genèse relatifs à Ismaël ou à Joseph, ou bien figuré sur les bas-reliefs des palais de Ninive qui retracent clos scènes de la guerre d’Assurbanipal, tel il est aujourd’hui(5).

Le Désert; oblige l’individu à un genre de vie spéciale qui développe certaines facultés, certaines qualités, certains défauts.

L’existence y est difficile. Tout est danger c’est le pillard qui rôde autour de la tente et des troupeaux en méditant un coup de main ; c’est le vent hostile qui tarit le trou d’eau et ensable la maigre végétation; c’est le rival qui occupe le pâturage convoité ; c’est le sol qui se creuse de fondrières.

Le Désert impose une première condition d’existence : le nomadisme. Ce n’est pas pour son plaisir que le Bédouin voyage, c’est par nécessité. La culture étant impossible sur un sol stérile, dépourvu de terre végétale et d’humidité, l’homme est voué au métier de pasteur. Mais les pâturages, composés de plantes chétives, poussées dans des dépressions abritées des vents, sont éphémères et peu étendus. En quelques jours, la dent des troupeaux les épuise; il faut s’inquiéter d’en trouver d’autres: d’où la nécessité de se déplacer sans cesse. Le pâturage découvert, il faut s’en assurer la possession, contre des rivaux et, parfois, user de la violence. C’est une vie de fièvre et de bataille, une vie rude et dangereuse.

Le Bédouin mange rarement à sa faim ; il a tout à craindre de la nature et des hommes. Tel un fauve, il vit en état de perpétuelle alerte. Il compte surtout sur les rapines. Trop pauvre pour satisfaire ses désirs, dénué de ressources dans un pays disgracié, il est toujours prêt à saisir l’occasion qui s’offre.

Un chameau éloigné du troupeau lui procure un festin de viande. Un coup de main sur une caravane ou une tribu sédentaire lui fournit des dattes, des aromates et des femmes.

La pratique des armes, l’entraînement à la fatigue ont développé ses facultés guerrières, et comme ce sont ces dernières qui lui permettent de triompher des dangers de sa vie errante et de se procurer les seules satisfactions possibles au désert, il en est arrivé à les considérer comme un idéal.

Le pleutre et l’estropié sont voués au mépris et à la mort. L’estime du prochain est en rapport avec la crainte qu’on lui inspire. Pour mériter l’éloge des poètes et l’amour des femmes, il faut être un brillant cavalier, habile au maniement du glaive et de la lance.

Les femmes elles-mêmes ont pris quelque chose de l’esprit martial de leurs frères et de leurs époux(6). ‘Marchant à l’arrière-garde, elles soignent les blessés et encouragent les guerriers en récitant des vers d’une sauvage énergie : « Courage, disent-elles, défenseurs des femmes! Frappez du tranchant de vos glaives. Nous sommes les filles de l’Etoile du matin ; nos pieds foulent des coussins moelleux; nos cols sont ornés de perles, nos cheveux, parfumés de muse. Les braves qui font face à l’ennemi, nous les pressons dans nos bras; les lâches qui fuient, nous les délaissons et nous leur refusons: notre amour !(7)»

L’obligation de pourvoir lui-même à ses besoins rend le Bédouin actif ; il est patient à cause des souffrances qu’il endure ; il accepte l’inévitable sans vaines récriminations(8). Ce n’est pas l’Islam qui a créé le fatalisme, c’est le désert, et l’Islam n’a fait qu’adopter et que consacrer un état d’âme du nomade.

Sa vie aventureuse donne au Bédouin du courage, de l’audace et, sinon le mépris, du moins l’habitude de la mort. La nécessité le condamne à l’égoïsme. Le pâturage trop exigu ne saurait être partagé ; il le conserve pour lui et les siens ; de même, le point d’eau. Il tue les filles, causes de difficultés, et quelquefois les enfants mâles, lorsque sa famille .est trop nombreuse. Dur pour lui-même, il est dur aux autres. Faisant bon marché de sa vie, il compte pour rien celle du prochain. « Jamais seigneur parmi nous, dit un poète, n’est- mort dans sa couche. Sur la lame des épées coule notre sang et notre sang ne coule que sur la lame des épées.»(9)

«Nous nous sommes levés, dit un autre poète, et nos flèches sont parties, et le sang qui tachait nos vêtements nous parfumait mieux que la senteur du muse.»(10)

« Je fus créé de fer, s’écrie Antar, et de cœur encore plus résistant ; et j’ai bu le sang des ennemis dans le creux de leurs crânes et je n’en suis pas rassasié. »

A l’appui de cette insensibilité, on peut citer deux traits de la vie de Mahomet : Sept cents Juifs Coraïdites ayant été faits prisonniers, on les égorgea au bord de longues fosses, sous les yeux du Prophète ; et comme le soir tombait, il fit apporter des torches pour ne pas remettre .au lendemain la funèbre besogne.(11)

Plusieurs captifs arabes, pris à Beder, furent mis à mort. L’un d’eux demandant grâce, le Prophète lui dit: « Je remercie le Seigneur de ce qu’il réjouit mes yeux par ta mort. »Et comme le mourant demandait qui prendrait soin de son jeune enfant, Mahomet répondit : « Le feu de 1’enfer ! ».(12)

L’existence solitaire du Bédouin a développé son esprit d’indépendance. Dans le désert, l’individu, est libre ; il n’obéit à aucun gouvernement ; il échappe aux lois ; il ignore la hiérarchie. La seule règle, c’est le droit du plus fort.(13)

Parfois, lorsque leur indépendance était menacée par des peuples voisins : Romains, Perses, Abyssins, les tribus se groupèrent pour défendre leur liberté, mais le péril écarté, elles se dispersèrent aussitôt. Lorsque Abraha-el-Achram envahit le Hedjaz avec quarante mille Abyssins, et qu’il se disposait, après avoir réduit Tebala et Taïef, à pénétrer dans l’enceinte de La Mecque, les tribus voisines se réunirent sous le commandement d’Abd-el-Mottaleb ; mais l’ennemi repoussé, les tribus reprirent leur liberté.(14)

Cet esprit d’indépendance, ce développement exagéré de l’individualisme apparaissent à tout instant au cours de l’histoire arabe. Les Califes eurent à lutter sans cesse contre la turbulence des tribus, hostiles à tout gouvernement régulier, incapables de se plier à une discipline et ce sont leurs rivalités qui finirent par rompre l’unité de l’Empire eu ajoutant un élément de trouble à l’effort de dislocation des peuples soumis.

L’esprit d’anarchie est d’ailleurs un vice du Sémite(15). Dès que celui-ci domine quelque part, c’est le désordre et la révolution. L’Histoire Juive, celle de Carthage en fournissent do nombreux exemples et, plus près de nous, la crise d’autorité qui a bouleversé la Russie, a recruté ses chefs et ses théoriciens les plus autorisés dans l’élément juif.

Les agglomérations sont impossibles au désert faute de ressources ; toutefois, l’individu isolé serait trop faible pour lutter contre les dangers de la vie errante. Les Bédouins ont donc été amenés à se grouper en familles. C’est la base de leur organisation sociale.

La famille étendue est devenue la tribu, mais les individus de la même tribu ne vivent pas ensemble ; ils forment de petits groupes familiaux, unis par la solidarité de la naissance et des intérêts.

Tous les individus d’une tribu reconnaissent le même ancêtre commun ; c’est l’açabia, la solidarité congénitale, une forme élémentaire du patriotisme. C’est ainsi que les Koreich, auxquels appartenait Mahomet, faisaient remonter leur généalogie à Fihr-Koreich, d’origine perpétuellement ingénue, car il était considéré comme descendant d’Ismaël par Adnane, Modher, etc.(16) Les membres d’une même tribu sont, à la lettre, frères ; c’est d’ailleurs le nom que se donnent entre eux les hommes du même âge. Lorsqu’un vieillard s’adresse << un plus jeune, il lui dit : Fils de mon frère.

Aussi, le Bédouin est-il prêt à tout sacrifier à sa tribu. Pour sa gloire, pour sa prospérité, cet égoïste exposera son bien et sa vie : « Aimez votre tribu, dit un poète, car vous êtes attachés à elle par des liens- plus forts que ceux qui existent entre le mari et la femme. »(17)

Durant tout le cours de l’Histoire musulmane, partout où se trouvent des Arabes, en Syrie, en Espagne, en Afrique, on constate le dévouement de l’individu à sa tribu, en même temps que les rivalités entre tribus. Le dignitaire à qui le bon plaisir d’un Calife vient d’octroyer une haute charge s’empresse de servir les intérêts de sa tribu. Il soulève aussitôt la colère des autres qui intriguent jusqu’à ce qu’elles obtiennent sa disgrâce. Le jeu recommence avec un autre.

Le Bédouin vit pour lui et pour sa tribu ; hors de celle-ci, il n’a pas d’amis. Le prochain, e’est l’homme de la tribu, le parent. La fidélité à la parole donnée, l’honnêteté, la franchise ne concernent que les membres de la tribu, les contribules.(18)

Chaque tribu choisit comme chef le plus intelligent, le plus actif, le plus brave, c’est-à-dire le plus apte à la servir. C’est l’Amenokal targui(19); il est, nommé à l’élection, principe qui a présidé par la suite à la désignation des premiers Califes. Mais son autorité est ce qu’elle peut être avec des individus assoiffés d’indépendance; on écoute ses conseils ; on les suit quelquefois ; on ne lui obéit pas toujours.

La richesse n’est pas un titre à l’estime publique, d’abord parce qu’elle ne procure aucune jouissance particulière. A quoi sert d’être riche là où il n’y a rien? Le Bédouin qui possède dix chamelles est aussi heureux que celui qui en possède cent, puisque l’avantage qu’il en retire se limite au lait dont il se nourrit et à la toison dont il se vêt. Et puis, la richesse est instable. Représentée uniquement par les troupeaux, elle est à la merci d’une épizootie, d’une razzia. « Quand une tribu ennemie attaque la sienne et lui enlève tout ce qu’il possède, celui qui, hier, était riche, se trouve réduit tout à coup à la détresse. »(20)

Le poète a résumé d’un vers cette instabilité de la fortune :

La richesse vient le matin et s’en va le soir.

Mais, ruiné, le Bédouin ne se décourage pas. Il lui reste la force et l’audace ; dépouillé aujourd’hui, il se vengera demain sur son ennemi ou sur un autre.

Le Bédouin a, d’ailleurs, une haute opinion de sa personne : c’est un orgueilleux. L’orgueil est un défaut sémite. Le Sémite s’est toujours cru supérieur aux autres peuples ; l’élu de Dieu(21). c’est la raison de l’intransigeance religieuse du juif et du musulman. « Le Bédouin s’estime bien supérieur non seulement à son esclave, mais encore à tous les hommes d’une autre race ; il a la prétention d’avoir été pétri d’un autre limon que les autres créatures humaines. »(22)

Le Bédouin est sobre parce qu’il ne peut pas faire autrement. Au fond, c’est un sensuel. Dans ses courses aventureuses, sous le soleil ardent, à travers des contrées stériles, il apprécie la valeur des jouissances positives. Son idéal cet simple ; c’est celui de l’homme privé de tout : manger, boire, dormir. Ce cavalier errant aspire au repos sur des coussins moelleux ; ce perpétuel affamé désire des mets abondants et savoureux ; cet assoiffé convoite la fraîcheur des sources intarissables. Dans un pays où la beauté des femmes dure ce que vivent les roses, il rêve de femmes qui ne vieillissent point. Au bref, c’est un amateur de franches lippées, prêt à tout pour satisfaire ses désirs.(23)

A cinquante-trois ans, Mahomet s’éprit d’une fillette de huit ans : Aïcha. Elle parut si jeune, même aux yeux des Arabes, que le Prophète, malgré son prestige, dut attendre huit mois pour consommer son mariage(24); mais on s’imagine ce que put être pendant ces huit mois d’attente la cohabitation d’un vieillard passionné, avec une gamine.

Un jour, Mahomet remarque Zineb, femme de Zaïd, un jeune homme qu’il avait adopté. Comme il la désirait, Zaïd s’empressa de répudier Zineb que le Prophète épousa aussitôt, malgré les murmures hostiles de son entourage.(25)

En Syrie, en Espagne, en Egypte, pays d’abondance, les Arabes abandonnèrent très vite leurs habitudes de sobriété pour se livrer aux pires débauches.

Mahomet déclarait aimer trois choses par dessus tout : les parfums, les femmes et les fleurs. Ce pourrait être la devise du Bédouin ; c’est du moins, son idéal.Le Prophète s’en est souvenu. Son paradis, lieu de délices charnelles et de jouissances positives, est tel que le concevait nu nomade du désert.

Sans cesse absorbé par les soucis de son existence aventureuse, le Bédouin ne se préoccupe que des réalités immédiates. Il bataille pour vivre et se soucie peu de philosopher. C’est un réaliste et non un théoricien ; il agit et n’a pas le temps de penser. Ses facultés d’observation se sont développées au détriment de l’imagination et sans l’imagination, il n’y a pas de progrès possible. C’est ce qui explique la stagnation du Bédouin sur qui les siècles passent sans modifier ses habitudes.(26)

L’Arabe est, en effet, totalement dépourvu d’imagination ; l’opinion contraire s’est accréditée ; elle est à réviser. L’impétuosité de son naturel, la chaleur de ses passions, l’ardeur de ses désirs lui ont fait attribuer une imagination déréglée. Sa langue, pauvre en mots abstraits et qui ne peut exprimer et préciser une idée qu’à l’aide d’images et de comparaisons, a entretenu l’illusion. Cependant l’Arabe est l’être le moins imaginatif ; son cerveau est sec; ce n’est pas un philosophe ; aussi n’a-il, jamais manifesté une pensée originale, en religion pas plus qu’en. littérature.

Avant l’Islam, le Bédouin, sorti du culte du Totem, adorait des divinités personnifiant des corps célestes ou des phénomènes cosmiques : les étoiles, la foudre, le soleil ; mais il n’a jamais eu de mythologie. Chez les Grecs, les Indiens, les Scandinaves, les dieux ont un passé, une histoire : l’homme les a façonnés à son image ; il leur a donné ses passions, ses vertus, ses vices. Les divinités du Bédouin ne possèdent aucun caractère distinctif ; ce sont des dieux mornes ; on les redoute, mais on ne les connaît pas. Le panthéon arabe est peuplé de poupées sans vie dont la plupart furent, d’ailleurs, amenées du dehors, notamment de Syrie.(27)

Au surplus, le Bédouin respecte médiocrement ces idoles, il les trompe volontiers en leur sacrifiant une gazelle, quand il leur a promis une brebis et les injurie quand elles ne répondent pas à ses désirs. Quand Amrolcaïs partit pour venger le meurtre de son père sur les Beni -Asad, il s’arrêta dans le temple de l’idole Dhou’ el Kholosa, pour consulter le sort au moyen de trois flèches, appelées l’ordre, la défense, l’attente. Ayant tiré la défense, qui lui interdisait de se venger, il recommença : la défense sortit trois fois de suite. Alors brisant les flèches et jetant les morceaux à la tète de l’idole : « Misérable ! s’écria-t-il, si c’était ton père qui eut été tué, tu ne me défendrais pas de le venger!(28)

Même absence d’imagination dans la conception de l’Islam. Sa simplicité est à l’image du cerveau arabe. Ses dogmes sont empruntés à d’autres religions. Le principe de l’unité de Dieu est d’origine sabéenne ; de même la prière musulmane ; de même le jeûne du Ramadhan.(29)

Si la mosquée est sans ornements, ce n’est pas par dessein prémédité ; c’est parce que l’Arabe est incapable de l’orner ; elle est nue, comme le désert, nue comme le cerveau du Bédouin.

La conception arabe du Monde est empruntée aux Sabéens et aux Hébreux. Les sectes religieuses nées sous les derniers Califes, et dont les doctrines subtiles dénotent nue imagination débordante, sont d’inspiration indienne et égyptienne. Elles représentent précisément une réaction des peuples soumis contre la sécheresse et la pauvreté des dogmes musulmans et du génie arabe.

En littérature, même dénuement intellectuel, Les poètes arabes décrivent ce qu’ils voient et ce qu’ils éprouvent ; mais ils n’inventent rien ; s’il leur arrive parfois d’imaginer, leurs compatriotes les traitent de menteurs. L’aspiration vers l’infini, vers l’idéal leur est inconnue et ce qui, déjà dans les temps les plus reculés, importe le plus à leurs yeux, ce n’est pas l’invention c’est la justesse et l’élégance de l’expression, c’est la technique de l’art. L’invention est si rare dans la littérature arabe, que lorsque l’on y rencontre un poème ou un conte fantastique, on peut affirmer d’avance qu’une telle production n’est pas originale, que c’est une traduction. Ainsi, dans les Mille et une Nuits, tous les contes de fées sont d’origine persane ou indienne ; dans cet immense recueil, les seuls récits, vraiment arabes, ce sont les tableaux de mœurs , les anecdotes empruntées à la vie réelle.

Les Moallakat, les plus anciens monuments de la poésie anteislamique sont de pauvres rapsodies, copiées sur un modèle unique. Qui en lit une, connaît les autres. Le poète chante d’abord sa demeure abandonnée, la source où hommes et bêtes venaient se désaltérer, puis les charmes de sa maîtresse et enfin sa monture et ses armes.(30)

« Lorsque les Arabes, établis dans d’immenses provinces conquises à la pointe du sabre, se sont occupés de matières scientifiques, ils ont montré la même absence de puissance créatrice. Ils ont traduit et commenté les ouvrages des anciens ; ils ont enrichi certaines spécialités par des observations.patientes, exactes, minutieuses ; mais ils n’ont rien inventé ; on ne leur doit aucune idée grande et féconde. »(31)

De ce qui précède, on peut résumer en quelques traits essentiels la physionomie du Bédouin: C’est un nomade et un guerrier. Sans cesse préoccupé du souci de chercher sa subsistance et de défendre sa vie contre les hommes et contre la nature ; il mène une existence rude et dangereuse. Ses facultés de lutte et de résistance se sont développées : force physique, endurance, esprit d’observation.

La nécessité en a fait un pillard ; c’est un homme de proie ; il guette le gibier, comme il épie la caravane ou le douar du sédentaire. Comme un fauve, il vil des occasions qui se présentent.

Egoïste, son horizon social s’arrête à la tribu hors de laquelle il ne connaît ni ami, ni prochain. Réaliste, il n’a d’autre idéal que la satisfaction de ses besoins matériels : manger, boire, dormir.

N’ayant pas le temps de se recueillir et de penser, son cerveau s’est atrophié ; il agit au gré des circonstances par réflexe ; il est totalement dépourvu d’imagination et de faculté créatrice. En somme, un être simple, assez près de l’animalité primitive : un barbare.

Voilà l’homme qui a conçu l’Islam et qui, par la force, à coup de sabre, a taillé dans le monde l’Empire musulman.

(1) De LABORDE et LINNANT.- Voyage dans l’Arabie Pétrée.
(2) Le même phénomène a été observé dans le Sahara. Voir GAUTIER.- Le Sahara Algérien.
(3) Maurice TAMISIER – Voyage en Arabie.
(4) DOZY. – Histoire des Musulmans d’Espagne t.1, p.3
DELAPORTE. – La Vie de Mahomet, p.47.
LARROQUE. – Voyage dans l’Arabie heureuse, p. 109.
(5) LENORMAND – Histoire des peuples Orientaux VI p.422
STABON – Livre. V 1.
NOEL DES VERGERS – Histoire de l’Arabie.
(6) DOZY – Hist. Des Musulmans d’Espagne. T I 16 et 17.
PERRON – Les femmes Arabes avant l’Islamisme.
(7) CAUSSIN DE PERCEVAL – Essai sur l’Histoire des Arabes avant l’Islamisme- t. II p.281
(8) HERDER – Idées sur la philosophie de l’Histoire p. 423.
(9) EL SAMOUAL.
(10) SAFY IL DINE IL HOLLI.
(11) SAVARY. – Le Coran, p. 47.
(12) HAINES. – Islam a missionary religion, p.36.
(13) G. SALES. – Observations historiques et critiques sur le Mahométisme.
(14) SEDILLOT – Histoire des Arabes. t. I. p. 43.
(15) RENAN – Etudes d’histoire religieuses.
(16) SEIGNETTE – Traduction de Sidi Khelil p. 708.
(17) ABOU’ LABBAS MOHAMED, surnommé MOBARRED, cité par Ebn Khallikan, dans « La vie des hommes illustrés. »
(18) DOZY – Ouvrage cité p.40.
(19) PELLISSIER de REYNAUD – Annales Algériennes – t. III p. 429.
(20) BURKHARDT – Notes on THE BEDOUINS – p.40.
(21) DIDE – La fin des Religions. P.12.
(22) DOZY – Histoire des Musulmans d’Espagne – t. I p.8.
(23) PALGRAVE – Une année de voyage dans l’Arabie Centrale.
(24) ABOULFEDA. – Vie de Mahomet.
(25) CORAN. – SOURATE XXXIII
(26) DOZY – Essai sur l’Histoire de l’Islam.
(27) LENORMAND – p. 469.
FRESNEL. – Lettre sur l’histoire des Arabes avant l’islamisme.
(28) DOZY. – Histoire des Musulmans d’Espagne. – t. I p. 21.22.
(29) RENAN. – Etudes d’histoire religieuse.
(30) Voir la traduction des Moallacat par CAUSSIN de PERCEVAL.
(31) DOZY – Loc. cit. p. 13.14.
SEDILLOT – Histoire des Arabes. II p. 12, 19, 82.

CHAPITRE III (3)

décembre 1, 2007

L’Arabie au temps de Mahomet. – Pas de peuple arabe. – Une poussière de tribus sans liens ethniques ou religieux. – Lue pro­digieuse diversité de cultes et de croyances. – Deux groupes hostiles ; les Yéménites et les Moaddites. – Les sédentaires et les nomades. – La rivalité des deux centres : Yathreb et La Mecque. – La propagande juive et chrétienne à Yathreb. – La vie des Mekkois. – Leur évolution. – La Fédération des Fodhoul. – Les précurseurs de I’Islam.

Connaissant le Désert et le Bédouin, il n’est peut-être pas impossible d’imaginer ce qu’était l’Arabie au temps de Mahomet. Il n’existait pas à proprement parler, de peuple arabe, si l’on appelle de ce nom une collectivité d’individus soumis à un gouvernement régulier, se reconnais­sant des origines communes et poursuivant le même idéal. Caussin de Perceval, qui a résumé en trois volumes les chroniques relatives aux temps antéislamiques, n’a pu tirer de ces documents un ensemble de faits, logiquement enchaînés, donnant l’impression d’un peuple.(1)

Il n’y avait qu’une poussière de tribus, sans liens, sans solidarité, en luttes continuelles pour des sujets futiles : vols de troupeaux, enlève­ments de femmes, points d’eau et pâturages disputés.(2)

Aucune communauté d’origine, aucune de ces traditions que les générations se lèguent comme un héritage et qui les rendent solidaires.

Contrée barbare, jetée comme une barrière au milieu des vieilles civilisations asiatiques et méditerranéennes, protégée des invasions par ses déserts et ses côtes peu accessibles, l’Arabie a servi de refuge à toutes les peuplades fugitives, opprimées ou dispersées de la Perse, de l’Inde, de la Syrie et de l’Afrique.(3) Trop pauvre ou trop rude, elle a échappé aux grands conqué­rants.


(1) CAUSSIN de PERCEVAL- Essai sur l’Histoire des Arabes avant l’Islamisme.
(2) PRIDEAUX. – Vie de Mahomet
OCKLEY. – Histoire des Sarrazins.
(3) HERDER. – Idées sur la philosophie de l’Histoire p. 420.

Une partie de la Syrie était bien au pouvoir des empereurs grecs de Constantinople ; la côte du golfe Persique, sous la domination des rois de Perse ; une parcelle du littoral de la Mer Rouge, soumise aux rois chrétiens d’Abyssinie, mais l’influence de ces conquérants restait limitée à des régions restreintes (1). Ces posses­sions étrangères formaient comme des comptoirs isolés. L’ambition des envahisseurs s’était brisée sur les côtes, découragée par la pauvreté du pays. « Que trouve-t-on chez vous ? disait un roi de Perse à un prince arabe qui lui demandait des soldats et lui offrait la possession d’une province. Des brebis, des chameaux ! Je ne veux pas pour si peu de chose aventurer mes armées dans vos déserts (2).

Seuls y abordèrent et y restèrent les fugitifs et les errants, toutes les épaves des vieilles civilisations.

Si l’on tente de dégager une idée générale du fatras des chroniques arabes, on parvient à classer ces familles éparses en deux groupes principaux : les Yéménites et les Moaddites (3).

Les premiers, les Aribas, des auteurs musulmans, c’est-à-dire les Arabes proprement dits, venus de l’Irak et de l’Inde, plus de deux mille ans avant notre ère, régnèrent à Babylone en 2218 et en Egypte, à la même époque, sous le nom de Pasteurs. Ils s’établirent dans le Yémen, mais ils en furent chassés plus tard et dispersés dans toute l’Arabie (4).

Les seconds, les Moustaribas des auteurs Musulmans, c’est-à-dire « les devenus arabes », étaient venus de Syrie et de Chaldée. Une fraction de ces émigrés à laquelle appartenaient les ancêtres de Mahomet, prétendait descendre d’Ismaël, fils d’Abraham.(5).

Une vive antipathie divisait ces deux groupes ethniques. Le premier avait comme centre Yathreb qui devint plus tard Médine; le second, La Mecque. Les Yéménites, établis dans les parties fertiles, étaient sédentaires et se livraient à l’agriculture ; les Moaddites étaient, nomades, pasteurs et caravaniers.

Ce n’est là qu’une vue schématique ; en réalité, toutes ces tribus, quelle que fui leur origine, vivaient dans l’anarchie la plus complète : l’anarchie sémite (6).

Aucun lien entre elles : pas de passé, aucun de ces grands souvenirs qui flottent sur les géné­rations comme un drapeau et qui, constituant un patrimoine commun de gloire et de fierté, créent une solidarité entre les individus. Ces pillards, ces caravaniers, ces pasteurs, ces culti­vateurs vivant au jour le jour n’ont pas d’histoire: leur existence monotone de lutte pour la vie ne laisse pas plus de traces que les pas des chameaux sur le sable des dunes.

Même pas de lien religieux (7): chaque tribu avait son idole protectrice, un vague souvenir du culte des ancêtres. Ça et là, quelques tribus juives, venues de Syrie; des tribus chrétiennes, venues (le Syrie ou d’Abyssinie; d’autres venues de Perse, vouées au sabéisme et au manichéisme : une prodigieuse diversité de cultes et de, croyances.

Pas de gouvernement ; pas d’organisation sociale, en dehors de la famille et de la tribu.

Ni art, ni littérature, chez des individus absorbés par les soucis de la vie dangereuse : quel­ques rapsodies rappelant de loin les chants de nos trouvères.

Aucun autre idéal que la satisfaction des besoins immédiats ; aucun but que la poursuite de la subsistance quotidienne. Une proie, un coup de main heureux, un repas plantureux, tel était leur idéal : ce peut être celui d’un individu recroquevillé dans son égoïsme ; ce ne peut être celui d’un peuple (8).

Ces guerriers et ces pillards étaient volontiers épicuriens. Les vers des poètes de l’époque semblent inspirés d’Horace :  » Jouissons du présent, car bientôt la mort nous atteindra « (9).

Cependant tu milieu de cette anarchie géné­rale de tribus errantes ou sédentaires, un fait se dessine dès les temps les plus reculés : l’an­tagonisme des Yéménites et des Moaddites : c’est la vieille querelle des sédentaires et des nomades, des cultivateurs et des pasteurs. Cet antagonisme s’affirmait par la lutte entre Yathreb et La Mecque.

Yathreb, plus favorisée que La Mecque sous le rapport du climat, adossée au massif humide du Nedjed, était entourée de terres fertiles. Ses habitants se livraient à l’agriculture et au petit négoce, et comme ce sont des métiers qui fixent, ils devinrent sédentaires. Leurs moeurs s’adoucirent, si bien qu’après des siècles de vie tranquille, ils formaient, au temps de Mahomet, une population paisible de cultivateurs, d’arti­sans et de petits boutiquiers (10). Les Juifs et les Chrétiens, venus en assez grand nombre de Syrie, y propageaient leurs doctrines religieuses. Les idées de fraternité humaine, de pardon des injures du Christianisme, avaient vaguement gagné les esprits. Les Juifs, bercés de vieilles traditions messianiques, parlaient volontiers de la prochaine apparition d’un envoyé de Dieu. Le culte des idoles, sapé par les Juifs et les Chrétiens, était quelque peu déserté. Bref, au milieu de l’anarchie générale, Yathreb était une ville d’ordre, la cité la plus paisible de l’Arabie (11).

A quatre cents kilomètres au sud, La Mecque, située dans un creux sabloneux, au milieu de collines nues et stériles, peuplée de gens turbu­lents, avait tourné son activité vers l’élevage et le grand commerce des caravanes. Communi­quant avec les nations maritimes par son port de Djeddah, elle était devenue le principal entre­pôt de n’importe quel commerce alors existant entre les pays indiens et les pays occidentaux : Syrie, Egypte, voire Italie (12). C’est vers elle que se dirigeaient les caravanes de l’Inde et de la Perse, chargées de produits précieux, ivoire, poudre d’or, soie, aromates.

Les gens de Yathreb, poussés par l’appât du gain, avaient bien essayé de détourner à leur profit une partie de ce trafic; ils n’y avaient pas réussi pour trois raisons :

D’abord, parce que les caravanes préféraient La Mecque qui, placée à une distance égale de trente jours de marche du Yémen et de la Syrie, leur permettait, soit à l’aller, soit au retour, d’hiverner dans le premier de ces pays et d’es­tiver dans l’autre.(13)

Ensuite, parce que les Mekkois, gens entre­prenants, n’attendaient pas les caravanes; ils en organisaient eux-mêmes, échangeant les produits de la Syrie, de l’Egypte et de l’Abyssinie, contre ceux du bassin de l’Euphrate, de la Perse et de l’Inde. Les chameaux koreichites se chargeaient de précieux fardeaux dans les marchés de Sana et de Merab, et dans les ports d’Oman et d’Aden (14). Les Mekkois étaient devenus les rouliers du désert, les courtiers entre les peuples, asiatiques et méditerranéens. Les gens de Yathreb, laboureurs et petits boutiquiers, étaient incapables d’un pareil effort.

Enfin, parce que La Mecque était, depuis les époques les plus reculées, un lieu de pèlerinage ou l’on allait se prosterner dans le temple de la Kaaba, devant une pierre noire qu’on disait avoir été apportée du ciel, au temps d’Abraham, par les serviteurs du Dieu tout puissant (15). Diodore de Sicile rapporte que la Kaaba était, du vivant de César, le temple le plus fréquenté de l’Arabie. Les Koreichites – la tribu de Mahomet – étaient même les administrateurs du temple, ce qui leur procurait des gains appréciables.

Le commerce et la religion faisaient de La Mecque un centre social important. Il en résultait pour elle une grande prospérité dont les gens de Yathreb étaient fort jaloux. Aussi détestaient-ils les Mekkois qui le leur rendaient bien. Ils les détestaient également pour leur vie licencieuse. Riches, d’esprit large, peu scrupuleux, idolâtres, ne connaissant d’autre loi que la satisfaction de leurs désirs, les Mekkois étaient des jouisseurs, dédaigneux des subtilités de la morale.

Un poème de l’époque donne une idée exacte de leurs mœurs : « Dès le matin, quand tu te présenteras – dit le poète à son ami – je t’offrirai une coupe pleine de vin ; et aurais-tu déjà savouré cette liqueur à longs traits, n’importe, tu recommenceras avec moi. Les compagnons de mes plaisirs sont de nobles jeunes gens, dont les visages brillent comme des étoiles. Chaque soir, une chanteuse, parée d’une robe rayée et d’une tunique couleur de safran, vient embellir notre société. Son vêtement est ouvert sur la gorge. Elle laisse les mains amoureuses se promener librement sur ses appas… Je me suis livré au vin et aux plaisirs ; j’ai vendu ce que je possédais, j’ai dissipé les biens que j’avais acquis moi-même et ceux dont j’avais hérité. Censeur qui blâme ma passion pour les plaisirs et les combats, as-tu le moyen de me rendre immortel ? Si ta sagesse ne peut éloigner de moi l’instant fatal, laisse-moi donc prodiguer tout pour jouir avant que le trépas m’atteigne. L’homme qui a des inclinations généreuses s’abreuve à longs traits pendant sa vie. Demain, censeur rigide, quand nous mourrons l’un et l’autre, nous verrons qui de nous deux sera consumé d’une soif ardente.(16)

Les gens de Yathreb, d’esprit étroit – l’esprit des paysans et des boutiquiers – influencés d’ailleurs par la propagande juive et chrétienne, vivaient chichement, en gagne-petit. Comparés aux riches caravaniers de la Mecque, grands brasseurs d’affaires, de conscience élastique, c’étaient de petites gens, de mœurs austères, d’habitudes régulières, de tempérament paisible et débonnaire.(17)

Les Mekkois les traitaient, avec un souverain mépris, de crasseux, de couards, d’eunuques. Rendant injure pour injure, les gens de Yathreb les appelaient bandits et voleurs de grands chemins.

La religion s’en mêlait. Les Juifs, établis à Yathreb, avaient réussi par leur prosélytisme à faire partager leurs croyances à quelques familles des Ans et des Khazdradj. Les Mekkois attachés aux vieux cultes idolâtres, non par conviction religieuse, mais par intérêt, parce que la Kaaba leur attirait des visiteurs et des clients, en profitaient pour cingler leurs adver­saires de l’épithète de Juifs.

La rivalité de Yathreb et de La Mecque a une importance considérable. Au milieu du désordre général, ces deux villes représentent les deux seuls centres de la pensée arabe. Ce sont leurs querelles qui ont favorisé le développement de l’Islam et qui, plus tard, ont été pour l’Empire musulman une cause de troubles et de divisions. Si Mahomet, renié par les Mekkois, traqué, menacé de mort, n’avait pas trouvé à Yathreb un refuge et un appui, il est fort probable que sa tentative eut avorté et que son nom serait tombé dans l’oubli comme ceux de tant d’autres prophètes de la même époque.

Grâce à leur esprit d’entreprise les Mekkois ne tardèrent pas à s’enrichir. Le commerce des caravanes, doublé de celui des esclaves, rapportait gros. Ces bédouins devinrent tout d’un coup de grands seigneurs. Ils en prirent les allures.

Or, la fortune modifie les caractères. Elle diminue l’esprit guerrier ; elle rend conserva­teur. On ne risque sans arrière-pensée sa vie que quand on n’a rien à perdre. Les peuples belliqueux sont toujours les plus pauvres et, parmi les guerriers, les plus ardents à la lutte sont ceux qui ne sont pas encore chargés de butin. L’homme aisé songe à jouir de ses biens et il ne peut en jouir qu’avec l’ordre et la sécurité.

Possédant la richesse, les Mekkois entendaient, vivre agréablement. Ils souffraient fort de l’anar­chie générale à la faveur de laquelle les pillards rançonnaient les caravanes et des luttes entre tribus qui nuisaient au trafic. Aussi s’indignaient ils des actes de brigandage des bédouins et prêchaient-ils le respect du bien d’autrui. Ces anciens forbans devenaient vertueux.

Hommes d’action, les Mekkois ne se conten­tèrent pas de préconiser l’ordre ; ils agirent pour l’imposer. Plusieurs personnages considé­rables de la tribu des Koreichites, Waraca, Othman, Obeidollah, Zaïd, fils d’Amr, fondè­rent dans ce but, en 595, une sorte de ligue, appelée Hilf el Fodhoul, fédération des Fodhoul.

Les Fodhoul se proposaient de combattre par tous les moyens l’anarchie nuisible au commerce et, par conséquent, a leur prospérité ; ils tentè­rent d’abord de supprimer ou tout au moins d’atténuer les conflits entre tribus en instituant des trêves ou suspensions d’hostilités sous les prétextes les plus divers : Mois sacré, pèlerinage, marchés importants (18). Ils travaillèrent même à grouper les tribus, à les fédérer eu usant de différents moyens.

Ils firent d’abord appel à ce qu’on pourrait appeler le patriotisme arabe, à la haine contre l’étranger. Dans cet ordre d’idées, un événe­ment favorisa leurs projets. Les Abyssins, conduits par le Négus Abrahah, avaient tenté de s’emparer de La Mecque dont la richesse excitait – leurs convoitises. Les tribus de la région, ayant accepté, sous la menace du danger, de se réunir sous la direction d’Abd-el-Mottaleb, avaient repoussé l’ennemi. Celui-ci s’étant alors retourné contre le Yémen, en avait été chassé par les tribus groupées sous l’autorité d’un prince hémyarite (19).

A la nouvelle de ce dernier succès, Abd-el­-Mottaleb se rendit en personne à Saana pour féliciter au nom des Koreichites le prince hémyarite. Cette démarche était significative.

C’était un pacte de solidarité : c’étaient les enfants de la même patrie qui se rapprochaient et s’entendaient.

L’ennemi expulsé, les tribus avaient aussitôt repris leur liberté, mais les Fodhoul, encouragés par le succès de leur initiative, se mirent à exploiter les sentiments de xénophobie des Bédouins. Les circonstances favorisaient cette propagande, puisque les Abyssins à l’Ouest, les Grecs au Nord, les Persans à l’Est, menaçaient l’Arabie.

Les Fodhoul songèrent également, pour mieux rapprocher les tribus, à réaliser l’unité de la langue. On ne s’entend bien que lorsque l’on se comprend bien et pour se comprendre, il faut parler la même langue. Or, l’Arabie était une véritable Babel de dialectes. La trame de la langue était bien l’Arabe, mais déformé dans chaque tribu par la prononciation ou par l’usage d’expressions locales, si bien qu’un bédouin du Nedjed ne comprenait, pas celui du Hedjaz et (lue ce dernier n’était pas entendu de son semblable du Yémen (20).

Les Fodhoul utilisèrent très habilement les poètes, sorte de trouvères qui, dans chaque tribu, chantaient les exploits des guerriers et des amoureux.  » Ces poètes reçurent mission de créer une langue plus générale. Leurs vers, récités partout, devaient fixer les mots destinés à représenter irrévocablement les idées ; lorsque, plusieurs familles appliquaient deux expressions différentes à la même pensée, on adoptait celle que le poète avait choisie et la langue arabe se forma peu à peu  » (21).

Les Fodhoul tentèrent enfin de créer l’unité de religion : Tâche difficile. Chaque tribu idolâ­tre avait sa, divinité protectrice; mais il y avait des tribus juives à Yathreb et à Khaïbar ; des tribus chrétiennes dans le Hedjaz et le Yémen ; le culte sabéen et le manichéisme comptaient des adeptes sur le littoral du golfe Persique.

Chaque tribu tenait à ses croyances. Les Fodhoul ne pouvaient songer à combattre, l’idolâtrie, puisque le temple de la Kaaba attirait à La Mecque de nombreux visiteurs. En gens fort au-dessus des croyances vulgaires, ils conçurent l’idée ingénieuse de fondre tous les cultes en un seul, de façon à satisfaire tout le monde. Ils formèrent le projet d’une sorte de religion arabe qui, respectant les vieilles coutumes des Bédouins, s’assimilerait certaines croyances sabéennes, juives et chrétiennes. C’est ainsi qu’ils adoptèrent le principe sabéen d’un dieu supérieur et l’idée messianique juive relative à la prochaine apparition d’un prophète chargé ; d’établir le règne de la justice. Comme certaines tribus prétendaient descendre d’Abraham, ils vantèrent fort ce patriarche, pour plaire aux Juifs et aux Chrétiens.

Comme on le voit, les Mekkois, à qui les voyages avaient ouvert l’esprit, étaient des gens fort habiles. En travaillant, par intérêt commer­cial, au rapprochement des tribus et à la fusion des croyances, ils préparèrent sans s’en douter le terrain à l’Islam. Les Fodhoul furent les précurseurs de Mahomet qui, d’ailleurs, appar­tenant à leur ligue, puisa sans aucun doute dans ce milieu bien des idées dont on ne s’explique­rait pas autrement la source.


(1) LENORMANT.- Ouvrage cité t. V, p. 337.
(2) DOZY. – Ouvrage cité p.47.
(3) SEDILLOT. – Histoire Générale des Arabes, t.1, p.24.
(4) Sylvestre de SACY. – Mémoire sur l’Histoire des Arabes avant Mahomet.
(5) KAZIMIRSKY. – Introduction à la traduction du Coran, p.3.
(6) Voir DIODORE de SICILE. – Livre II.
HERODOTE. – Livre III.
STRABON Livre 16.
DION DE CASSIUS. – Livre 53.
(7) BURCKHARDT. – Ouvrage cité p. 160.
(8) BURCKHARDT. – Ouvrage cité p. 41.
(9) MOALLAKA d’AMR-Ibn-Kolthoum.
(10) LARROQUE.- Voyage dans la Palestine, p.110.
(11) G. SALE.- Observations historiques et critiques sur le Mahométisme, p.473.
(12) CARLYLE.- Les Héros, p.80.
(13) QOT’B EDDIN MOHAMED EL MEKKI.- Histoire de la Mecque.
(14) MASSOUDI.
(15) SEDILLOT.- Ouvrage cité, t. I, p.12.
Dr LEBON.- La civilisation des Arabes, p. 117.
(16) TARAFA.
(17) ES-SAHMOUDI.- Histoire de Médine. Traduction Wüstenfeld.
(18) AL KAZOUINI et AL SHAHRASTANI.
(19) CAUSSIN de PERCEVAL.- Ouvrage cité.
SYLVESTRE de SACY.- Mémoire sur l’Histoire des Arabes.
(20) SYLVESTRE de SACY.- Histoire des Arabes avant Mahomet.
(21) SEDILLOT.- Ouvrage cité p. 44.

CHAPITRE IV (4)

décembre 1, 2007

Mahomet est un bédouin mekkois dégénéré.- Les circonstances en font un homme d’oppo­sition. – Sa jeunesse malheureuse et solitaire. – Chamelier et berger. – Son mariage avec Khadîdja. – Sa fortune. – Comment il conçut l’Islam. – L’Islam est une réaction contre la vie mekkoise. – Ses déboires à la Mecque. Il trahit sa tribu. – Son alliance avec les gens de Yathreb. – Sa fuite. – Ses débuts difficiles à Médine. – Comment il est amené à user de la force. – La cause principale de son succès l’appât du butin. – La prise de La Mecque. – Le triomphe du Prophète. – Sa mort . (*).

Connaissant le bédouin mekkois, c’est-à-dire le nomade transformé, par son séjour à La Mecque, par les grands voyages et par la richesse acquise dans le commerce des caravanes, il est possible de comprendre celui que Carlyle a appelé l’Homme Mahomet.

Mahomet, c’est un bédouin mekkois, mais un bédouin dégénéré et, en plus de cela, par suite de certaines circonstances, c’est, par rapport au milieu dans lequel il vivait, un homme d’opposition ; c’est un rebelle au seul sentiment de solidarité qui animait les Bédouins : l’esprit de tribu.

Mahomet a méconnu et desservi les intérêts de sa tribu et de sa ville natale. Sa propagande s’est exercée contre les Koreichites et les Mekkois,malgré eux, avec l’appui de leurs ennemis. Il est facile d’expliquer les raisons de son attitude.

Comparé aux riches personnages de La Mecque Mahomet était un indigent. Sa famille, les Hachems, jadis aisée, était tombée dans la misère au point de devenir la plus pauvre de la tribu de Koreich. Elle vivait de la garde du temple de la Kaaba, c’est-à-dire des libéralités des pèlerins (1). L’enfance de Mahomet fut pauvre et triste. A un père et à une mère débiles, anémiés par une vie sans activité et par les privations, il devait un tempérement maladif, d’une nervosité excessive. Impressionnable et taciturne, atteint de crises épileptiques, son caractère s’assombrit encore du fait de sa condition misérable. Aimant la solitude,  » toujours tourmenté par une inquiétude vague, pleurant et sanglotant comme une femme quand il était indisposé, manquant de courage, son caractère formait un bizarre contraste avec celui des Arabes, ces hommes robustes, énergiques et belliqueux, qui ne comprenaient rien à la rêverie et regardaient comme une faiblesse honteuse qu’un homme pleurât, fut-ce même sur la perte des objets de sa plus tendre affection  » (2).


(1) WEIL.- Le Prophète Mohammed.
(2) DOZY.- Ouvrage cité.

(*) Sur Mahomet, les ouvrages abondent :
ABOULAFIA.- La vie de Mahomet.
IBN-ISHAM.- Sirat-el-Résoul.
TABARI : Chronique.
GAGNIER : Vie de Mahomet.
PRIDEAUX-BOULAINVILIERS-TURPIN : Histoire de la vie de Mahomet. Histoire de l’Alcoran.

C’était un bédouin dégénéré, déformé par la vie sédentaire. Sa jeunesse fut une lutte contre la misère. Il perdit son père deux mois après sa naissance (570) et six ans plus tard, sa mère, Amina, une femme douce et maladive, sujette à des hallucinations (1). Dès son plus jeune âge, il connut l’âpre existence d’un orphelin sans ressources, dans un milieu où la puissance et la richesse seules donnaient des droits. Il souf­frit en silence de sa faiblesse, de sa pauvreté et du dédain avec lequel il était traité par les caravaniers enrichis de son entourage. Il se replia sur lui-même : son caractère s’aigrit et, dès ce moment, il dut éprouver quelque animo­sité contre les Mekkois.

A la mort de sa mère (576), il fut recueilli par son grand-père Abd-el-Mottaleb, bon vieillard qui n’eut pas le temps de l’entourer d’affection, puisqu’il mourut trois ans plus tard (579).

Le jeune Mahomet passa alors dans la famille de son oncle Abou-Taleb. Celui-ci, grand brasseur d’affaires, n’avait pas de temps à perdre en vaine sensiblerie. Homme d’action, il utilisa l’enfant comme il put ; il en fit un chamelier, et c’est dans ces conditions, qu’entre dix et quatorze ans, Mahomet fit plusieurs voyages en Syrie et dans les contrées voisines.

On prétend, sans aucune vraisemblance, qu’au cours de ces voyages, il fit connaissance d’un moine nestorien qui lui enseigna les doctrines chrétiennes (2). Mahomet était alors bien jeune pour profiter de pareilles leçons et il est probable qu’il eut plus tard de meilleures occasions de connaître les idées chrétiennes, en Arabie même, ou les adeptes du Galiléen étaient nombreux.

Au retour de ces voyages, Abou-Taleb, ayant rassemblé les tribus voisines de La Mecque pour repousser les Abyssins du Négus Ahrahah, Mahomet dut, pour la première fois, affronter, les dangers de la guerre. Impressionnable, nerveux et maladif, il ne put supporter la vue du champ de bataille ; il s’enfuit, et comme cette attitude le vouait aux risées de son entourage, il quitta le service de son oncle et ne revint pas à la Mecque (3) . Il dut, pour vivre, se faire berger ; le métier le plus pauvre, la condition la plus humble. Il avait vingt-cinq ans (595). II souffrait de cette situation humi­liante ; aussi accepta-t-il de suivre comme aide un marchand de toile, nommé Saïb. Les hasards du commerce conduisirent Saïb et son second à Hayacha, marché important au sud de La Mecque. Là, Mahomet, fit connaissance d’une riche veuve, Khadidja, qui se livrait au grand commerce caravanier. Il entra à son service, d’abord comme chamelier, puis comme gérant et enfin, comme associé (4).

Il la servit avec dévouement et reconnaissance, car il lui savait gré de l’avoir arraché à la misère. Khadidja avait quarante ans ; dans un pays où la beauté des femmes se fane précoce­ment, elle pouvait être considérée comme une personne âgée, mais toute passion n’était pas encore éteinte dans son coeur.

Comme tous les nerveux, Mahomet subissait l’influence du milieu et des circonstances. La pauvreté l’avait fait timide et taciturne ; la prospérité lui rendit l’assurance et la vie active, la vigueur.

Khadidja l’aima ; peut-être dernière passion d’une femme avant les renoncements de la vieillesse ; peut-être nécessité de s’adjoindre un second pour gérer sa fortune. Mahomet, qui avait connu la dure école de la misère, ne rejeta pas l’occasion de fortune qui s’offrait. Il épousa Khadidja. Il l’épousa plus par reconnaissance que par amour, peut-être aussi par intérêt.

Désormais, il était assuré de l’avenir. Il consacra sou énergie et son intelligence au développement de son entreprise commerciale. Pendant dix ans, il mena la vie rude et large des caravaniers. A trente-cinq ans, il était riche. C’était alors un fort gaillard, trempé par l’infor­tune, assoupli par l’expérience, instruit par les voyages et la fréquentation des hommes, confiant en son étoile, sûr de son intelligence et de son habileté. Son cousin Ali, fils d’Abou-Taleb, en a tracé un portrait vivant :  » Il était d’une taille moyenne ; sa tête était forte, sa barbe épaisse, ses pieds et ses mains rudes ; sa charpente osseuse annonçait la vigueur ; son visage était coloré. Il avait les cheveux noirs, les joues unies, le cou semblable à celui d’une urne d’argent  » (5).

De trente-cinq à quarante ans, Mahomet jouit de sa fortune, mais en homme simple, sans ostentation. Blessé jadis par la vie fastueuse des Mekkois, il se gardait de tomber dans le même travers (6). Il vivait d’ailleurs à l’écart de ses concitoyens et même des gens de sa tribu qu’il n’aimait pas parce qu’il les voyait à travers les souvenirs de son enfance malheureuse.

Ceux-ci, d’ailleurs, le tenaient en maigre estime ; ils l’avaient connu pauvre et ils lui en voulaient de sa fortune rapide, acquise en dehors d’eux, par un mariage avec une veuve âgée, marché ridicule dans un pays où l’orgueil du mâle exige des vierges à peine nubiles ; ils lui reprochaient sa défaillance sur le champ de bataille ; d’aucuns l’avaient vu pleurer comme une femme ; bref, ils le considéraient comme un être inférieur.

Mahomet vivait seul avec Khadidja, donnant libre cours à son tempérament contemplatif et rêveur. Il se retirait chaque année, pendant le mois sacré de Rhamadan, sur une montagne proche de La Mecque, le Mont Hira, où des cavernes offraient des abris naturels. Là, dans le recueillement du silence et de la solitude, il restait des journées entières à réfléchir. Il n’est pas impossible d’imaginer le fond de ses pensées. Il ne concevait pas, comme l’ont prétendu certains historiens, des rêves grandioses. L’Islam n’est pas sorti tout d’un coup de son cerveau, comme Minerve du cerveau de Jupiter. Il ne visait ni si haut, ni si loin et si la faible lueur qui scintillait dans un coin de son crâne est devenue par la suite une lumière éclatante, c’est grâce à des circonstances que ne prévoyait, ni ne pouvait prévoir le futur Prophète.

Dépourvu d’imagination comme la plupart des Bédouins, ce n’est pas à l’avenir que songeait Mahomet dans sa caverne du Mont Hira : c’est au passé et au présent. Il revivait sa jeunesse de misère, de privations et d’humiliations parmi les riches Mekkois, alors que, seul et pauvre, il devait, pour subsister, accepter les plus humbles occupations. Il songeait à l’orgueil insolent de ces caravaniers, enrichis grâce à leur audace et aussi grâce au renom dont jouissait parmi les tribus idolâtres le temple de la Kaaba, ce panthéon des divinités païennes. Il songeait à l’injustice de cette société barbare où les faibles étaient victimes des forts. Il songeait à l’abomination des luttes entre tribus, surtout à cette bataille malheureuse où il avait connu toutes les transes de la peur et ou il avait encouru la honte de fuir sous les yeux de ses concitoyens. Peut ­être se rappelait-il aussi quelques-unes des idées chères aux Fodhoul : le rapprochement des tribus par l’unité de croyances et par la pour­suite d’un but commun ; peut-être pensait-il aussi à la propagande des Juifs de Yathreb, en faveur d’un Dieu unique (7).

Un Dieu unique ! C’était la suppression des idoles de la Kaaba, c’était un coup porté à l’autorité de La Mecque. Cette idée lui souriait parce qu’elle servait sa rancune ; et par esprit d’opposition, il était prêt à caresser tous les pro­jets dont la réalisation pouvait nuire aux riches Mekkois: l’égalité des hommes, la condamna­tion de la vie licencieuse, l’abaissement des riches, le retour aux moeurs pures des premiers temps du monde, dont Juifs et Chrétiens van­taient les charmes d’après la Bible : ces aspira­tions généreuses qui, à toutes les époques, ont constitué l’idéal de ceux que la vie a meurtris.

Ces réflexions alternaient probablement avec des hallucinations, crises de son tempérament nerveux, crises fréquentes sous un climat débi­litant qui, aux heures chaudes du jour, frappe l’esprit d’une morne torpeur, sorte de demi-­sommeil propice aux rêves et aux visions.

Une autre idée devait hanter son esprit. Les Juifs, propageant les traditions messianiques, annonçaient la prochaine apparition d’un pro­phète qui rétablirait le règne de la justice. Ces traditions avaient trouvé quelque crédit parmi les Bédouins, surtout à Yathreb, et Mahomet, désireux de jouer un rôle, désireux surtout de se venger des humiliations subies jadis, fut peut-être amené, dans une heure d’hallucination, à se croire cet homme prédestiné, cet envoyé de Dieu. (8)

Un jour qu’il sortait d’une de ses extases, il en fit le récit à Khadidja : « Je dormais profondément lorsqu’un ange m’apparut en songe ; il tenait à la main une pièce d’étoffe de soie, cou­verte de caractères d’écriture ; il me la présenta en disant : lis. – Que lirai-je ? Lui demandai-je. Il m’enveloppa de cette étoffe et répéta : lis. – Je répétai ma demande : Que lirai-je ? – Il répondit : Au nom de Dieu qui a créé toute chose, qui a créé l’homme de sang coagulé, lis, par le nom de ton Seigneur qui est généreux; c’est lui qui a enseigné l’Ecriture ; il a appris à l’homme ce qu’il ne savait pas. – Je prononçai ces mots après l’ange et il s’éloigna. Je m’éveillai et je sortis pour aller sur le penchant de la montagne. Là j’entendis au-dessus de ma tète une voix qui disait : O Mohammed, tu es l’envoyé de Dieu et je suis Gabriel. Je levai mes yeux et j’aperçus l’ange. Je demeurai immobile, les regards fixés sur lui jusqu’à ce qu’il disparut. »

Khadidja accepta la foi nouvelle; le contraire aurait étonné; suivant les moeurs de l’époque, une femme ne pouvait pas penser autrement que son mari. Et puis Khadidja avait cinquante-cinq ans et elle aimait Mahomet.

Le second disciple du nouveau prophète fut Zaïd, son esclave; mais un esclave est bien obligé d’obéir à son maître. Le troisième disci­ple fut Ali, fil, d’Abou-Taleb, un jeune homme de seize ans, de tempérament enthousiaste et qui, par la suite, devait montrer un goût prononcé pour les aventures. Ali, c est le Don Quichotte de l’Islam.

Somme toute, ces trois conversions n’étaient pas de nature à entraîner la foule par leur exemple; néanmoins, Mahomet essaya de con­vaincre ses concitoyens. Sa propagande fut accueillie par des rires et des quolibets. Il ne se découragea pas. Après trois années d’efforts opiniâtres, il avait réussi à grouper autour de lui treize partisans, tous, sauf Ali, gens sans in­fluence et sans relations.

Voulant frapper un grand coup, il réunit chez lui, en un repas, quarante notables Koreichites et là, avec une belle ardeur, il leur exposa sa doctrine : Le culte des idoles n’est que men­songe ; les grossières statues de bois et de pierre du temple de la Kaaba ne sont que de vains simulacres, sans conscience et sans pouvoir. Il n’y a qu’un Dieu qui a créé le monde et les hommes. Lui, Mahomet, est le Prophète, l’Envoyé de ce Dieu unique. Voilà la vraie croyance, hors de laquelle tout n’est qu’erreur. Les gens de Koreich sont-ils prêts à soutenir cette doctrine? Si oui, leur salut est assuré; si non, ils connaîtront les tourments de la géhenne ardente.

Seul des assistants, Ali, obéissant à son tempérament généreux, se déclara prêt à défendre la nouvelle croyance. Les autres éclatèrent de rire et répondirent par des sarcasmes à la mise en demeure dont ils étaient l’objet.

L’aventure connue, les Mekkois se moquè­rent fort des prétentions du fils d’Abd’Allah, de cet ancien loqueteux qui devait sa fortune à son mariage avec une veuve décrépite et qui pleurait comme une femme à la moindre con­trariété. Un prophète, cet ancien berger ? Un envoyé de Dieu, ce couard qui s’enfuyait du champ de bataille? Allons donc ! On l’accabla de quolibets (9).

On s’indignait surtout de ce qu’il osait déni­grer les idoles et proclamer l’existence d’une autre divinité ; une pareille croyance aurait amené la ruine du temple de la Kaaba et com­promis la prospérité de la ville. La propager, c’était donc nuire à la collectivité ; c’était méconnaître les devoirs sacrés envers sa tribu; c’était se rebeller contre les usages établis ; c’était agir en ennemi.

Après avoir ri, on s’indigna ; après s’être moqué de ce rêveur, on le considéra comme un traître. Abou-Taleb qui, fidèle à l’esprit de famille, ne pouvait oublier que l’égaré était de son sang, essaya, par de sages paroles, de le détourner de son projet ridicule ; il lui conseilla, sinon d’abandonner ses idées, du moins de les garder pour lui. Mahomet pleura, mais refusa de renier ce qu’il considérait comme la vrai foi. Comprenant cependant qu’il ne convaincrait pas les Koreichites, il s’adressa aux étrangers qui fréquentaient La Mecque. Il trouva des auditeurs complaisants parmi les gens de Yathreb dont certains lui promirent même leur appui, et cela, pour deux raisons : d’abord parce que la propagande juive les avait habitués à l’idée d’un Dieu unique et à celle d’un prophète, envoyé par ce Dieu ; ensuite et surtout, parce que la croyance nouvelle déplaisait aux Mekkois et parce qu’elle portait atteinte au renom du temple de la Kaaba. Mahomet détesté à la Mecque, devenait un homme précieux pour Yathreb.

Ces pourparlers n’échappèrent pas aux Koreichites; ils attisèrent leur haine. Mahomet devint à leurs yeux un ennemi, traître aux devoirs les plus sacrés de solidarité familiale, un renégat qui abandonnait sa tribu pour pactiser avec ses pires ennemis. La foule s’ameutait contre ce misé­rable qui prétendait empêcher ses semblables de jouir librement de la vie; puis, les haines croissant, il fut dénoncé comme ennemi de la religion, comme un abominable sacrilège ; Il fût mis hors la loi avec ceux qui partageaient ses idées. Sans l’influence d’Abou-Taleb, il eut été tué. Il comprit le danger et s’enfuit. Pendant des mois, il vécu hors de la Mecque, dans les cavernes du Mont Hira, poursuivant sa propagande auprès des caravanes qui passaient à sa portée.

Pendant ce temps, Abou-Taleb, qui considérait son neveu comme un détraqué, usait de son autorité pour apaiser les colères. La tâche était difficile ; cependant, en 619, il obtint la levée de l’interdiction dont était frappé Mahomet. Celui ­ci put rentrer à La Mecque. Sur les conseils de son oncle, il se montra plus prudent ; mais Abou­Taleb mourut (619}, puis Khadidja (620). Demeuré seul, Mahomet poursuivit sa propa­gande ; mais convaincu qu’il n’avait rien à attendre des Mekkois, il s’aboucha avec les gens de Yathreb qui lui avaient fait des ouvertures (621). De longs pourparlers furent engagés. Le prophète hésitait : s’entendre avec Yathreb, c’était, à l’égard de La Mecque, la pire des tra­hisons; le désir du succès l’emporta et il finit par se décider au cours d’une réunion qui eut lieu sur le Mont Acaba (622).(10)

Les gens de Yathreb lui offraient leur appui et asile dans leur ville, mais ils posaient une condition qui révèle leurs mobiles : « Rappelé par ses concitoyens, Mahomet abandonnera-t-il ses alliés ? Jamais ! répondit Mahomet. Je vivrai et je mourrai avec vous. Votre sang est mon sang; votre ruine serait la mienne. Je suis, dès à présent, votre ami et l’ennemi de vos ennemis ».

C’était la formule de serment en usage lorsqu’on changeait de tribu. Mahomet venait de commettre le pire des crimes. En s’unissant aux gens de Yathreb, il venait de briser avec les Koreichites le lien du sang, un lien sacré que les Bédouins respectaient scrupuleusement.

Quand les Mekkois apprirent ce pacte, leur fureur ne connut plus de bornes ? Cette foi, rien ne protégeait plus Mahomet. Abou-Taleb était mort. Ils résolurent de se débarrasser du traître. Chacune des tribus Mekkoises ou alliées dési­gna un justicier : il y en eut quarante.

Mahomet n’était pas homme à braver ce danger; il s’enfuit avec ses partisans Zaïd, Ali, Abou-Bekr, son nouveau beau-père, Othman, son gendre et Omar. Ce fut l’Hégire (Septembre 622). Yathreb devint, de ce jour, la ville du Prophète, Medinet-en-Nebi, dont on a fait Médine. C’est de cette fuite à Médine que com­mence l’Islam. Mahomet a rompu avec les siens ; il s’est allié à leurs ennemis. Si les Médinois avaient refusé de l’accueillir, c’en était fait de la religion nouvelle ; elle serait restée le projet d’un songe creux. Mis à mort par les Mekkois, le prophète n’aurait pu réaliser son oeuvre. L’Islam doit donc sa naissance à l’hostilité de Médine contre La Mecque. Ses premières mani­festations furent d’ailleurs des actes d’hostilité contre cette ville et l’adhésion de Yathreb à la foi nouvelle fut inspirée plus par la politique que par la religion. Mahomet fut reçu à Médine avec sympathie, parce qu’il était l’ennemi de La Mecque, mais le premier moment d’enthou­siasme passé, cette population de boutiquiers et de laboureurs lui demanda de tenir ses pro­messes: En somme, ces gens là avaient traité une affaire. Ils voulaient ruiner la cité rivale pour hériter de sa prospérité.

Mahomet dut s’exécuter. Il construisit d’abord une mosquée. Au temple mekkois de la Kaaba, il opposait un temple médinois. Puis, il dut commencer les hostilités, bien qu’il ne fut guère partisan des combats. En se lançant dans les aventures guerrières, il obéissait à deux mobi­les : d’abord plaire aux Médinois et ensuite, s’arracher à une situation difficile.

Il était très discuté. Les Mekkois n’ayant pu se débarrasser de lui par le meurtre, tentaient de le discréditer. Ils avaient, à Médine même, des émissaires, chargés de saper son influence naissante, de le tourner en ridicule, de montrer que c’était un homme comme les autres, sujet aux mêmes faiblesses, soumis aux mêmes passions et surtout incapable de faire des mira­cles (11).

Mahomet était également combattu par les Juifs qui, le considérant comme un imposteur, refusaient de l’accepter comme le Prophète annoncé par les Ecritures.

Ses adversaires le pressaient de questions insidieuses. Ils lui demandaient de prouver la vérité de sa mission : Si le Dieu tout puissant était avec lui, que n’intervenait-il en sa faveur ?(12).

Ses partisans n’étaient pas moins gênants. A tout moment, ils lui demandaient conseil et il devait avoir sans cesse sur les lèvres des versets de son livre divin, pour indiquer les règles de conduite de la religion nouvelle. Ses moindres actes étaient contrôlés ; sa vie publique, com­mentée par tous, ne devait révéler aucune contradiction. Il devait aussi s’occuper d la direction de ses plus zélés disciples Ali, aïd, Abou-Bekr, Omar, Othman.

Pour échapper à ces difficultés, Mahomet se résolut à l’action. La guerre contentait à la fois, la soif de butin de ceux qui ne voyaient dans cette affaire qu’une occasion de pillage et la passion généreuse des vrais croyants, brûlant d’imposer leur foi aux incrédules. Les succès guerriers étaient d’ailleurs la seule preuve miraculeuse que le prophète pouvait offrir de la protection divine.

C’est dans ces conditions, qu’après bien des hésitations, il s’attaqua aux Mekkois. Ce fut un succès. A Beder (624), ses partisans battirent six cents Mekkois. Cette victoire affermit son prestige, mais elle eut l’inconvénient d’exciter l’ardeur et l’ambition des Médinois. Une seconde affaire permit aux Koreichites de prendre leur revanche (Mont Ohod).

Mahomet, pour plaire à son entourage et pour satisfaire son propre ressentiment, aurait volontiers continué la lutte contre La Mecque ; il avait une vengeance à tirer des insolents Koreichites qui l’avaient bafoué et chassé, mais l’insuccès d’Ohod révélait le danger d’une pareille entreprise : les Mekkois étaient des guerriers ; les Médinois, au contraire, n’étaient que des boutiquiers et des laboureurs. Poursuivre les hostilités contre de puissants ennemis, c’était risquer un échec irréparable. Il importait donc, pour ne pas abandonner toute action, de rechercher des adversaires moins redoutables; par exemple les tribus juives. C’est ainsi que furent attaqués successivement les Caïnoca, les Nadhi­rites, les Corzha, les Lalyan et les Mostelik. Ce furent de belles occasions de pillage. Les vaincus furent expulsés et leurs biens partagés entre les Musulmans. Ce butin inespéré enflamma le zèle des prosélytes et fut un appât auquel ne résistèrent pas les Bédouins. On peut dire que l’attrait du pillage fut le meilleur moyen de propagande de la religion nouvelle et qu’il lui valut plus de partisans que les discours du Prophète.

C’est dans l’exaltation de ces triomphes faciles que Mahomet, payant d’audace, envoya des messages comminatoires â Chosroës II, roi de Perse, à Héraclius, empereur de Byzance, au roi d’Abyssinie et au Gouverneur d’Egypte. Il ne risquait pas grand’chose, attendu que ces souverains se souciaient fort peu d’intervenir dans un pays dénué de ressources.

Les succès remportés n’avaient pas seulement aguerri les Médinois ; ils avaient groupé autour d’eux toutes les tribus guerrières, avides de butin. Mahomet put alors songer à s’attaquer à La Mecque. Son expédition, préparée en secret, réussit pleinement. Le 12 janvier 630, La Mecque tombait au pouvoir des Musulmans (13).

Ce jour-là, les Médinois s’étaient promis de faire payer cher à ces orgueilleux marchands leur insupportable mépris. « C’est aujourd’hui le jour du carnage, le jour où rien ne sera res­pecté », avait dit le chef des Khazradj. L’espoir des Médinois fut déçu. Mahomet ôta à ce chef son commandement et prescrivit à ses généraux d’user de la plus grande modération. Les Mekkois assistèrent en silence à la destruction des idoles de leur temple, véritable panthéon de l’Arabie, qui renfermait trois cent soixante divinités qu’adoraient autant de tribus, et, la rage au coeur ils reconnurent en Mahomet l’envoyé de Dieu, en se promettant intérieurement de se venger un jour de ces rustres, de ces juifs de Médine qui avaient eu l’audace de les vaincre (14).

Cependant, en gens habiles, ils surent dissi­muler leur colère ; ils essayèrent de gagner la confiance du prophète, de lui faire oublier le passé et de s’introduire dans tous les emplois importants. C’est ainsi qu’Abou-Sofian, l’indomptable Kereichite qui avait dirigé l’affaire d’Ohod contre Mahomet, se soumit, donna, comme secrétaire au prophète son fils Moawiah. Cet exemple de diplomatie adroite fut suivi par la plupart des notables Mekkois.

Sachant par expérience que, pour triompher, la lutte ouverte n’est pas le plus sûr moyen, ils se plièrent aux circonstances. Mais la rivalité entre Médine et La Mecque n’était pas éteinte. On la retrouvera. Elle domine toute l’histoire musulmane. De son côté, Mahomet, désireux d’accroître le nombre de ses partisans, n’abusa pas de la victoire. Il conserva à sa ville natale, contrairement aux désirs des Médinois, son importance religieuse. La Kaaba, panthéon des idoles, devint le temple du Dieu unique.

La prise de La Mecque consacrait le succès du prophète. Les rares tribus, restées hostiles ou indifférentes, se soumirent au cours des an­nées suivantes. Vers 632, presque toute l’Arabie était musulmane, sinon de coeur, du moins en apparence.

Pour affirmer son triomphe par une cérémo­nie propre à frapper les esprits, Mahomet fit un pèlerinage solennel à La Mecque (632). Plus de quarante mille Musulmans l’accompagnè­rent. Après les dévotions d’usage, dévotions païennes qu’il reprit pour le compte de l’Islam, il monta sur le Mont Arafat et harangua la foule. Il résuma les grandes lignes de la doctrine nouvelle, puis il s’écria ; « O mon Dieu, ai-je rempli ma mission ? » et toutes les voix répon­dirent : « Oui, tu l’as remplie !».

Revenu à Médine, il tomba gravement ma­lade ; il annonça lui-même, dans la mosquée, l’approche de sa mort ; il expira peu après dans les bras de son épouse favorite, Aïcha.

On se ferait une fausse idée de Mahomet, si on se le représentait comme une sorte de per­sonnage divin, entouré d’une atmosphère de ferveur, de respect et d’adoration Mahomet fut pour ses contemporains un chef de parti­sans, bien plus qu’un personnage religieux. II s’imposa par la force, plus que par la persuasion.

Il se peut que ses prédications aient exercé quelque influence sur les Bédouins grossiers et qu’elles leur soient apparues comme l’expres­sion de la volonté divine, mais il semble bien que son entourage immédiat ne prit pas au sérieux son rôle messianique.

Il y avait, dans soit entourage, des Mekkois sceptiques qui connaissaient la vie de Mahomet, sa généalogie, ses débuts modestes et difficiles, ses défaillances, et qui ne voyaient en lui qu’un parvenu favorisé par les circonstances.

Beaucoup de ces partisans, surtout ceux de la dernière heure, semblent avoir été guidés par le désir d’exploiter son influence, mais bien peu le considéraient comme un prophète.

Ce qui révèle leur scepticisme, c’est l’attitude de quelques-uns d’entre eux.

Son secrétaire, Abd-Allah, qui écrivait, sous sa dictée, les révélations divines, n’hésitait pas à en dénaturer le sens, afin de pouvoir s’en moquer avec ses amis. Il poussa si loin la plai­santerie, que Mahomet dut le chasser.

Il est notoire que l’une de ses épouses préférées, Aïcha, le trahit. Il en résulta un scandale que le prophète n’apaisa que par une déclaration, qu’il prétendit inspirée de Dieu, mais qui ne trompa personne. On sait qu’au cours d’une discussion, un certain Okba lui cracha au visage et faillit même l’étrangler. On sait aussi qu’une juive de Khaïbar, que Mahomet courtisait, tenta de l’empoisonner.

Ce sont là autant d’indices qui permettent de supposer que le prophète n’inspirait pas à ses contemporains les sentiments d’admiration et de respect dont on trouve l’expression dans les écrits postérieurs à sa mort.

Le mysticisme n’est entré dans l’Islam que plus tard, lorsque les Arabes, sortant de leur pays, se mêlèrent à d’autres peuples. Le Bédouin, dépourvu d’imagination, était incapable de créer une légende autour de Mahomet. Ce sont les étrangers islamisés, les Syriens, les Perses, les Egyptiens qui créèrent cette légende et qui, passant l’histoire du prophète au crible de leur imagination, l’ornèrent au point d’en faire une sorte de roman mystique.


(1) KASIMIRSKY.- Introduction à la traduction du Koran. P. VII.
(2) PRIDEAUX.- Vie de Mahomet.
(3) SPRENGER.- Vie et enseignement de Mahomet.
(4) ABOULFEDA.- Vie de Mahomet, Traduction Noël Devergers.
(5) ABOULFEDA.- Vie de Mahomet, Traduction Noël Devergers. P. 94.
(6) DE CASTRIES.- L’Islam p.49.
(7) WEIL.- Histoire des Peuples de L’Islam depuis Mohammed.
(8) BARTHELEMY SAINT HILAIRE.- Mahomet et le Coran.
(9) QOT’B EDDIN MOHAMMED EL-MEKKI.- Histoire de la Mecque.
(10) DELAPORTE.- La vie de Mahomet p.225.
(11) ABOULFEDA.- La vie de Mahomet.
(12) SEDILLOT.- Histoire des Arabes.
(13) GAGNIER.- Vie de Mahomet.
(14) DOZY.- Ouvrage cité, p.28.

CHAPITRE V (5)

décembre 1, 2007

La doctrine de Mahomet. – L’Islam, c’est le Christianisme adapté à la mentalité arabe. – Les pratiques essentielles de l’Islam. – Le Koran n’est pas l’oeuvre d’un sectaire, mais d’un politique. – Mahomet cherche à recruter des adeptes par tous les moyens. – Il ménage les forces qu’il ne peut abattre, les coutumes qu’il ne peut supprimer. – La morale musulmane. – Le fatalisme. – Les principes essentiels de la réforme opérée par le Prophète – Extension à tous les Musulmans de la solidarité familiale. – Interdiction du martyre. – Le Musulman s’incline devant la force, mais conserve ses idées. – Le Koran est animé de l’esprit de tolérance, non l’Islam, par la faute des interprétateurs du deuxième siècle qui, en fixant la doctrine et en interdisant toute modification ultérieure, ont rendu tout progrès impossible.

L’Islam, c’est le Christianisme adapté à la mentalité arabe ou, plus exactement, c’est tout ce que le cerveau d’un Bédouin, pauvre d’imagination et opiniâtrement fidèle aux habitudes ancestrales, a pu s’assimiler des doctrines chrétiennes.

Incapable d’imaginer, le Bédouin copie et, en copiant, il déforme. C’est ainsi que la législation musulmane n’est que le Code romain, revu et corrigé par des Arabes ; de même, la science musulmane n’est que la science grecque interprétée par le cerveau arabe ; de même encore, l’architecture musulmane n’est qu’une imitation et une déformation de l’architecture byzantine.

On peut se demander pourquoi le Christianisme, qui comptait des adeptes en Arabie, ne s’y est pas développé, comme il l’a fait ailleurs. C’est d’abord, parce que les Arabes, protégés par leurs déserts, n’ont pas été soumis à une propagande soutenue par la force ; c’est aussi parce que ses dogmes étaient trop compliqués pour le cerveau des Bédouins ; c’est enfin parce qu’il refusait avec intransigeance tout compromis avec les traditions, les coutumes et les superstitions locales : polygamie, pèlerinage au temple de la Kaaba, mois sacré, circoncision, etc.

Mahomet a simplifié le Christianisme ou plutôt, car il ne s’est pas livré à un travail conscient, selon un plan préconçu, il l’a involontairement déformé en l’interprétant comme pouvait l’interpréter un cerveau arabe.

Il lui a emprunté tout ce qui ne heurtait pas les idées et les coutumes des Bédouins : l’unité de Dieu, la mission du Prophète, l’immortalité de l’âme.

Les Arabes étaient préparés de longue date à la conception d’un Dieu unique, vieille croyance sabéenne. Il semble bien d’ailleurs que le temple de la Kaaba comptait parmi ses nombreuses idoles une divinité plus puissante ou plus renommée que les autres : Ilah (1), que l’on peut rapprocher de l’Eloah hébreu.

Ils étaient, de même, préparés à l’idée d’un prophète par les traditions messianiques des Juifs et même des Chrétiens. Quant à la notion de l’immortalité de l’âme, le culte des ancêtres y conduisait logiquement.

Mahomet a rejeté comme d’abominables erreurs ce qu’il ne comprenait pas ou ce que n’aurait pas compris le cerveau arabe ou ce qui aurait heurté les coutumes des Bédouins. Il en est résulté un singulier mélange de croyances.

La doctrine générale de l’Islam est simple : un Dieu suprême, comme celui des Juifs ou des Chrétiens (2). Pas de Trinité, pas de fils de Dieu (3). Le Saint-Esprit est remplacé, comme intermédiaire entre le Prophète et la divinité, par l’ange Gabriel. Les Anges sont les messagers divins, mais ils sont mortels et ressusciteront comme les autres créatures au jour du jugement dernier. Les Juifs, en niant la mission céleste du Christ, ont encourus la malédiction du Tout-Puissant. Les Chrétiens se sont égarés en inventant les dogmes qui n’ont pas été révélés ; mais les fidèles des deux religions peuvent faire leur salut, puisqu’ils admettent les deux principes essentiels : un Dieu unique et le jugement dernier.

Jésus-Christ est un prophète, mais non le fils de Dieu ; il est l’esprit de Dieu " Rohou Illahi " (4) ; il a été conçu miraculeusement par la Vierge Marie.(5) A la fin des temps, il descendra sur terre pour y exterminer les infidèles et pour y faire régner le bonheur et la justice.(6)

Après la mort, des peines ou des récompenses sont attribuées à ceux qui ont suivi ou transgressé les préceptes divins. Les peines de l’enfer sont éternelles ou non, suivant la volonté du Tout-Puissant. Il y a un Purgatoire (7). Le Paradis est réservé aux vrais croyants qui ont pratiqué le bien et la vertu. La religion seule ne fait pas le salut ; la pratique du bien est nécessaire (8) ; mais ce point est douteux.

Dieu gouverne le monde d’une façon absolue et dans les plus humbles détails ; il a tout réglé d’avance, mais il peut modifier ses décisions. (9)

Est interdit l’usage des boissons fermentées et de certains mets jugés nuisibles à la santé : animaux morts ou non saignés, sang, chair du porc (10).

Aucun souci moralisateur. Mahomet obéit, en toutes circonstances, à des préoccupations politiques. C’est un chef de parti qui lutte pour imposer son influence ; le succès, à ses yeux, n’a d’autre consécration que la suprématie matérielle.

Pour arriver à ses fins, il compte surtout sur l’emploi de la force. Ceux qu’il veut convaincre, il les traite par le feu et par le fer. Crois, ou meurs ! Crois, ou sois esclave ! Voilà son argument suprême. Quand on lui demande un miracle prouvant l’appui divin, il cite ses succès guerriers. Je suis le plus fort, donc Allah est avec moi. Mahomet est un conquérant, non un moraliste. Moïse lutte contre les mauvais instincts de son peuple ; il flétrit les vices ; c’est un juge sévère des moeurs. Jésus exhorte à la vertu ; il prêche le pardon des injures, l’amour du prochain quel qu’il soit, l’horreur de la violence. Celui qui triomphera par le glaive, périra par le glaive. Çakya-Mouni est un sage qui se contente d’enseigner les plus douces vertus et d’en donner l’exemple. Les uns et les autres n’attendent le succès et la diffusion de leurs doctrines que de la persuasion. Ils ne songent pas à recourir à la force.

Mahomet ne s’embarrasse pas de pareilles préoccupations. Il ne combat pas les mauvais instincts de son peuple ; il les exploite et, par politique, il transige avec eux. Il tolère la polygamie : mieux, il la pratique lui-même. Il ignore le prochain, tel que le conçoit Jésus. A l’esprit de tribu, il substitue la solidarité musulmane ; le prochain, c’est, exclusivement, le musulman, c’est-à-dire son partisan. Il reconnaît l’esclavage, le concubinage, la loi du talion.

Le « Croyant », tel qu’il l’a défini, n’est pas un homme qui se distingue par ses vertus ; c’est simplement celui qui s’enrôle sous la bannière de l’Islamisme et l’Islamisme n’est pas, lui-même, une doctrine visant a la perfection de l’individu, mais seulement au groupement de ceux qui reconnaissent Mahomet comme le prophète de Dieu.

Gabriel apparut un jour Mahomet, sous la figure d’un bédouin et lui demanda : – En quoi consiste l’Islamisme ? Mahomet lui répondit : – A professer qu’il n’y a qu’un Dieu et que je suis son prophète, à observer exactement les heures de la prière, à donner l’aumône et à faire, si on le peut, le pèlerinage de La Mecque – C’est précisément cela ! s’écria Gabriel en se révélant.

Où l’on aperçoit le véritable esprit de l’islam, c’est dans ses moyens de propagande. En Afrique, dans l’Ouganda et le Nyanza, par exemple, nos Pères Blancs se sont trouvés en lutte avec les propagandistes musulmans. Or, ceux-ci ont souvent remporté quelques succès, parce qu’ils s’ingéniaient à flatter les passions mauvaises des noirs. Ils toléraient volontiers les pratiques du paganisme, se contentant de la profession de foi coranique. Ils faisaient valoir aux chefs nègres, comme avantages de leur croyance qu’elle acceptait la polygamie, le concubinage et l’esclavage (11). Ces procédés jugent une croyance.

Le paradis musulman ne s’acquiert pas par la pratique de la vertu, mais par la foi seule. Il suffit, au pécheur le plus endurci, de prononcer à l’heure de la mort, la profession de foi, ( La Chahada ), pour être admis au séjour des élus.

Comme 1’a très bien montré Palgrave, la formule « La Ilah illa Allah : il n’y a d’autre Dieu qu’Allah », n’a pas, chez les Arabes, sens qu’on lui attribue en Europe. Cette formule n’est pas seulement la négation de toute pluralité de nature ou de personne dans l’Etre suprême, mais elle indique aussi que Dieu est le seul agent, la seule force, la seule action qui existe et que toutes les créatures, matière et esprit, instinct ou intelligence, sont purement passives ; d’où la conclusion : les choses sont ce qui plaît à Dieu.

Cet Etre incommensurable, devant lequel les créatures sont confondues sous un même niveau d’inertie et de passivité, ne connaît d’autre règle, d’autre frein que sa seule et absolue volonté (12).

On trouve dans les Commentaires de Beydaoui et dans le Miskat-el-Mesabih, une tradition qui ne laisse aucun doute sur la conception que Mahomet et ses contemporains se faisaient de la divinité. Quand Allah résolut de créer l’espèce humaine, il prit entre ses mains le limon qui devait servir à former l’humanité, et dans lequel tout homme préexistait ; il le divisa en deux portions égales, jeta l’une en l’enfer en disant :« Ceux-ci pour le feu éternel » ; puis, avec la même indifférence , il jeta l’autre au ciel en ajoutant :« Ceux-ci pour le Paradis ».

Est-il besoin de montrer ce qu’une pareille doctrine a de décevant ? Les actions regardées par les hommes comme bonnes ou mauvaises, deviennent en réalité indifférentes ; elles n’ont d’autre valeur que celle que leur attribue la volonté arbitraire du Tout-Puissant. C’est l’anéantissement de toute morale. Et comme les Musulmans se trouvent dans la fraction de l’humanité vouée aux délices du Paradis, il importe peu qu’ils soient bons ou mauvais : il leur suffit d’observer les pratiques extérieures qui permettent de distinguer le bon musulman de l’infidèle.

Le culte extérieur comprend cinq pratiques essentielles :

1° La prière, faite cinq fois par jour et précédée chaque fois d’une ablution. (13)

C’est une pratique empruntée aux Sabéens. A noter que chez les Musulmans, la prière est plutôt un acte d’adoration et de recueillement qu’une demande adressée au Tout-Puissant qui connaît nos besoins légitimes, sans que non les lui signalions ;

2° Le jeûne pendant le mois sacré de Ramadhan ; c’est encore une coutume sabéenne (14);

3° L’aumône qui consiste à donner aux pauvres la dixième partie du revenu annuel (15); Cette aumône ou zekkat, c’est le gouvernement qui la perçoit, se fondant sur ce que cette institution ayant en vue l’utilité générale, c’est à lui comme représentant de la collectivité qu’il appartient d’en régler l’emploi (16)

4° Le pèlerinage à La Mecque, coutume des tribus idolâtres (17) ;

5° La Guerre Sainte ou la propagande religieuse. (Djihad).

Le Djihad est un devoir. Le monde est divisé en deux parts : les musulmans et les non musulmans, le Dar el Islam ou pays de l’Islam et le Dar el Harb ou pays de la guerre. «Achève mon œuvre, a dit le Prophète ; étendez partout la maison de l’Islam. La maison de la guerre est à Dieu ; Dieu vous la donne. Combattez les infidèles jusqu’à leur extermination. »

Il résulte de cette prescription que la guerre est l’état normal de l’Islam. Les interprétateurs orthodoxes ont d’ailleurs fixé ce point avec un soin tout particulier : Le croyant ne doit jamais cesser de combattre ceux qui pensent pas comme lui, sauf quand il n’est pas le plus fort:

« Il ne peut y avoir de paix avec l’infidèle, mais quand les musulman n’ont pas de forces suffisantes, il n’y a pas de mal qu’ils renoncent au Djihad pour un temps indéterminé. »

Cette dernière recommandation explique l’attitude des musulmans momentanément soumis à une puissance étrangère. Réduits à l’impuissance, ils attendent en dissimulant leur impatience, la venue du Moul-es-Sââ », du Maître de l’heure ; de l’homme de génie qui saura, avec la protection divine, grouper toutes les forces de l’Islam pour délivrer les croyants du joug de l’infidèle.

Ce mélange de coutumes païennes, de pratiques sabéennes et de doctrines empruntées au Christianisme indique le caractère éclectique de l’Islam ou plutôt du Koran, car il convient d’établir une distinction entre le Koran et l’Islam. Le Koran est animé d’un certain esprit de tolérance ; l’Islam, au contraire, est devenu une religion intolérante qui n’admet aucune idée étrangère, même hors du domaine purement confessionnel.

Le Koran n’est pas l’œuvre d’un sectaire aveuglé par un parti-pris étroit ; c’est l’œuvre d’un politique désireux de s’attirer par tous les moyens le plus grand nombre de partisans. Suivant les circonstances, Mahomet flatte, promet ou menace, mais il flatte et promet plus souvent qu’il ne menace.

On en comprend la raison. Il lutte pour établir sa doctrine : il s’ingénie donc il la rendre séduisante, en acceptant tantôt les préjugés des uns, tantôt les coutumes des autres. Il ne s’attaque pas de front aux idées reçues ou aux habitudes invétérées ; il les incorpore dans sa doctrine en les atténuant quand elles lui déplaisent. De même, il ne combat pas ouvertement les puissances trop solidement assises : il transige avec les unes, s’incline devant les autres, quitte à se dresser contre elles lorsque les circonstances le lui permettent.

C’est ainsi qu’il ménage les Chrétiens, les Juifs et les Sabéens, parce qu’ils sont nombreux en Arabie. " Les Chrétiens, affirme-t-il, seront jugés par l’Evangile ; ceux qui les jugeront autrement seront des prévaricateurs… Ne discutez avec les Juifs et les Chrétiens qu’en termes honnêtes et modérés… Certes, les Musulmans, les Juifs, les Chrétiens et les Sabéens, tous ceux qui croiront à Dieu et au Jugement dernier et qui feront le bien en recevront la récompense de ses mains ; ils seront exempts de la crainte et des supplices." (18)

Plus tard, il les combat, mais avec prudence. De même, il cherche à se faire une alliée de la femme dont il parle toujours avec bienveillance et dont il s’efforce d’améliorer la condition (19). Avant lui, les femmes et les enfants n’héritaient pas ; pis encore, le plus proche parent du défunt s’emparait de ses femmes et de leurs biens, comme il s’emparait de ses esclaves et de leur pécule. Mahomet donne aux femmes le droit d’hériter et insiste souvent en leur faveur. Qu’on se rappelle son dernier sermon à La Mecque : « Traitez bien vos femmes ; elles sont vos aides et elles ne peuvent rien par elles seules. II n’ignore pas que si la femme est esclave le jour, elle est reine la nuit et que son influence est toujours considérable.

Il s’efforce aussi de s’attirer les esclaves; il rend leur affranchissement plus facile ; il le recommande comme un acte méritoire. Il précise qu’une esclave qui conçoit du fait de son maître acquiert la liberté et que le fils d’une esclave et d’un homme libre est libre.

Si l’on voulait expliquer par un exemple emprunté à la vie moderne l’attitude du Prophète, on ne pourrait mieux la comparer qu’à celle d’un candidat député en tournée de propagande électorale.

Comme lui, Mahomet ne recherche pas la qualité des partisans, mais le nombre et, pour emporter leur adhésion, il est prêt à toutes les concessions ; il ferme volontairement les yeux sur les divergences d’opinions ; il modère ses exigences.

C’est ainsi que pour ne pas heurter les coutumes arabes, il accepte la polygamie, mais il la tempère en limitant a quatre le nombre des épouses et en améliorant la condition de la femme et celle des enfants. Il accepte de même la circoncision, l’esclavage, le jeûne du mois sacré, le pèlerinage à La Mecque, le culte rendu à la pierre de la Kaaba, tous ces rites du paganisme arabe.

On retrouve ce désir de plaire dans la peinture du paradis qu’il promet aux élus (20) ; c’est l’idéal d’un Bédouin : ombrages, sources fraîches, femmes agréables qui ne vieillissent point, c’est en somme ce que le nomade trouve dans l’oasis, au retour de ses randonnées à travers le désert. Les almées ne vieillissent pas non plus, ou du moins on ne les voit pas vieillir, car elles abandonnent leur profession dès que l’âge les rend moins désirables.

En politique habile, Mahomet ménage tout le monde, cherche à plaire à tout le monde. Il ne pose qu’une condition : accepter l’Islam, reconnaître sa mission divine (21).

La plupart de ses conceptions personnelles, celles qu’il semble avoir tirées de son propre fond, s’inspirent de ce désir de recruter des adhérents et surtout de les maintenir dans la foi musulmane, de les empêcher d’en sortir. Il en est deux qui dominent tout l’Islam et qui ont exercé sur les peuples musulmans une influence considérable.

La première, c’est l’extension à tous les Croyants de l’esprit de solidarité qui animait les membres de la même tribu. Chez les Bédouins, l’horizon social s’arrêtait à la tribu. Le prochain, c’était l’homme de la même tribu, c’est-à-dire le parent, le consanguin. Hors de la tribu, pas de prochain et, partant, pas de devoirs sociaux. En proclamant la fraternité de tous ses adeptes, Mahomet réussit à faire de l’Islam une famille étroitement unie et à créer entre les individus des sentiments de solidarité dont on peut encore aujourd’hui constater la puissance.

Certes, les tribus n’oublièrent pas toujours leurs vieilles rivalités, surtout dans les premiers siècles de l’Islam et l’histoire musulmane abonde en incidents, provoqués par l’antagonisme des familles : mais avec le temps, les haines et les malentendus s’atténuèrent et si aux périodes de splendeur de l’Empire des Califes, les tribus, n’ayant pas d’ennemi extérieur à combattre, donnèrent libre cours à leur esprit d’indépendance, il n’en est pas moins vrai que lorsqu’un danger a menacé l’Islam, elles se sont rappelé leur fraternité religieuse pour former bloc contre l’ennemi commun. Et de nos jours encore, on voit que toute atteinte portée à la liberté d’une fraction musulmane quelconque, provoque aussitôt un frémissement dans l’Islam tout entier.

Cette solidarité fut d’un grand attrait pour les peuples soumis et c’est le désir d’en profiter qui attira le plus de recrues à l’Islam (22). Tout converti jouissait des avantages du Musulman, hier, étranger et ennemi, il devenait, par sa simple conversion, un égal et un frère :

« Sachez -a dit Mahomet, dans son dernier, sermon à La Mecque – sachez que vous êtes tous égaux entre vous et que vous faites une famille de frères. »

Cet esprit de solidarité est entretenu par la coutume du pèlerinage à La Mecque. Le devoir absolu, imposé au Croyant de visiter, au moins une fois dans sa vie, la Ville Sainte, a contribué dans la plus large mesure à maintenir dans l’Islam l’unité des croyances en même temps que le sentiment de la fraternité religieuse. Chaque année, autour du temple de la Kaâba, des représentants de toutes les fractions du monde musulman, depuis l’Inde jusqu’au Maroc, se rencontrent, se mélangent, vivent dans l’intimité, accomplissant côte à côte les mêmes rites, les mêmes pratiques et communiant dans le même idéal. Toute opinion divergente, toute hérésie naissante, sont aussitôt balayées par le grand souffle d’unité qui passe sur ces peuples prosternés dans l’adoration de la même idée. Aucune religion n’offre rien de comparable à ce pèlerinage à la ville qui, selon l’expression arabe, est le Nombril de la foi islamique.

La seconde conception originale du Prophète, c’est l’interdiction du martyre. Mahomet a souvent insisté sur ce point : le «Musulman ne doit pas souffrir pour ses croyances. S’il est le plus fort, il doit les imposer, mais s’il se trouve trop faible pour résister avec chance de succès, il doit se soumettre momentanément à toute loi étrangère qui lui est imposée par la violence. D’après un dogme fondamental de la législation islamique, le dogme de la contrainte, son impuissance enlève à sa conduite tout caractère blâmable (23). Obéir à une force non musulmane ou même contraire à l’Islam, ce n’est pas abjurer sa religion, c’est simplement éviter des souffrances inutiles. On cède en apparence, mais on conserve intactes, dans son cœur, sa foi et ses idées. Quelle que soit son attitude, le Musulman ne cesse jamais d’être Musulman : mais aussitôt que, la force qui rend la contrainte effective cesse, il doit se dérober immédiatement à la loi qui lui est imposée, sous peine d’encourir un châtiment éternel.

Par le dogme de la contrainte, le Musulman est à l’abri de toute violence. Quelles que soient les circonstances et les vicissitudes, sa conscience reste intacte. Il peut s’engager, sous la menace de la force, par les serments les plus solennels : ce sont paroles sans valeur. C’est, en somme, la théorie du chiffon de papier que les Allemands ont rendue célèbre. Le mérite du martyre disparaît, mais l’abjuration est impossible (24). Il en résulte que le cerveau du croyant est inattaquable, impénétrable, irrémédiablement fermé aux idées étrangères et c’est ce qui explique qu’à travers les siècles, le peuple musulman n’a consenti aucune concession au progrès et qu’il n’a rien abandonné de ses croyances.

C’est ce qui explique aussi le retour aux pratiques des ancêtres de tant de nos sujets algériens, officiers ou fonctionnaires, qui, après une carrière loyalement accomplie en apparence sous une domination étrangère, reviennent, lorsque les circonstances le leur permettent, à, leurs vieilles habitudes. Ils ont pu vivre au milieu de nous en donnant l’illusion d’adopter nos mœurs et nos conceptions, sans être atteints le moins du monde par nos idées. Malgré les concessions de façade aux habitudes du siècle ; ils conservent intacte cette foi robuste qui n’admet ni compromis, ni raisonnement et qui, naïvement, se complait dans son credo quia absurdum (25).

Mahomet n’avait certainement pas prévu une intransigeance poussée à ce degré, puisqu’il n’hésitait pas à emprunter aux autres croyances ce qu’il jugeait convenable. Comment l’Islam, contrairement à l’esprit du Koran, est-il donc devenu intolérant? C’est que le Koran n’agit plus sur les individus ; ce n’est plus lui qui dirige ou règle la conduite des fidèles.

Le Koran n’est pas, comme ou le croit généralement, le code civil et religieux des Musulmans. Il contient en puissance toute la législation islamique ; il constitue une sorte de quintessence des lois, mais il ne peut les remplacer. Il est la loi des Musulmans, comme le Pentateuque est la loi des Juifs et l’Evangile celle des Chrétiens. Les mêmes causes ayant produit les mêmes effets dans les trois religions, on voit, dès les premiers siècles de l’Eglise, les Conciles Chrétiens interdire l’interprétation des Evangiles et leur substituer comme code le corps du droit canonique ; de même, les Juifs substituent au Pentateuque le Talmud : de même, les Califes, successeurs de Mahomet, d’accord avec les docteurs de la Foi, interdisent toute explication du Koran, en dehors de ses quatre interprétations orthodoxes qui ont formé, depuis lors jusqu’à nos jours, le Corpus juris des nations musulmanes. Ce corps du droit, sanctionné par l’accord unanime des peuples et des princes, est la loi, loi d’autorité divine selon leur croyance comme le Koran dont elle est l’expression.

Ce travail fut accompli au deuxième siècle de l’Hégire, à une époque où l’Islam triomphant, disposant d’une force matérielle irrésistible, n’avait plus à ménager aucune autorité. Il dictait ses volontés à tous les peuples ; il les imposait par la violence. Les chefs des armées musulmanes se présentaient à l’infidèle avec cette formule :« Abjure ou meurs, abjure où sois esclave. »

Aussi, pour connaître la véritable doctrine de l’Islam, celle qui a exercé une influence sur les peuples musulmans, ce n’est pas dans le Koran qu’il faut la chercher, c’est dans les interprétations du Koran faites par les docteurs de la Foi. Ceux-ci ont fixé la doctrine, l’ont rendue définitive, immuable et, par conséquent, imperfectible. Et comme chez les Musulmans, c’est la loi d’inspiration religieuse qui régit tous les actes, il en est résulté qu’aucun progrès n’a pu: être accepté, même parmi ceux qui ne portent aucune atteinte à la Foi, comme par exemple dans l’ordre économique ou scientifique.

L’esprit des interprétateurs orthodoxes du Koran est totalement différent de celui de Mahomet. Le Prophète entendait s’approprier des autres peuples tout ce qui lui semblait capable de renforcer sa doctrine, de lui attirer adeptes. C’était une conception libérale qui aurait pu faire de l’Islam la religion universelle. Malheureusement les docteurs de la Foi ont rendu toute modification, toute adjonction impossible. Par eux, un fanatisme aveugle a remplacé, l’esprit libéral du Koran et a tué dans l’Islam tout germe de progrès.

L’immuabilité des institutions a fini par modeler les individus et la nation toute entière. C’est ce qui explique que les peuples musulmans sont restés et restent insensibles et même hostiles à la civilisation occidentale.

Le Croyant ne peut accepter sans abjurer une vérité de n’importe quelle nature, si elle n’est pas islamisée, c’est-à-dire s’il ne lui est pas démontré qu’elle s’appuie sur l’une des assises sacrées, jetées par Dieu et son, Prophète. Or, il n’est plus permis à personne dans l’Islam d’établir cette preuve ; il est donc impossible d’introduire dans la Loi et, par conséquent, dans la société, les modifications dictées par l’évolution des idées et les progrès de la science.

Pour comprendre cette «immobilisation » des peuples musulmans, il faudrait s’imaginer ce que serait devenu le monde chrétien si, aucune distinction n’étant établie entre le spirituel et le temporel, il était resté sous la discipline du droit canonique des premiers siècles; l’autonomie accordée à chacun des deux pouvoirs a permis au temporel d’évoluer selon le progrès, sans avoir à se rebeller contre le spirituel. Chez les Musulmans, cette distinction n’existe pas : la loi religieuse est, en même temps, la loi civile. Dieu est le Législateur: tous les actes du Croyant, quels qu’ils soient, dépendent de sa volonté, sont soumis à son jugement.

Cette conception a fait de l’Islam une société à gouvernement théocratique, comme les sociétés disparues de l’Egypte et de l’Orient.

Et il est de toute évidence qu’une pareille société, obstinément hostile à toute évolution, c’est-à-dire à tout progrès, ne peut que stagner hors des courants civilisateurs qui emportent l’humanité vers l’avenir.

Pour s’arracher à son immobilité, il lui faudrait renier sa foi; or, il n’apparaît pas que le Musulman, sous quelque latitude qu’il vive, y ait jamais songé sans horreur.

Dans le monde moderne, l’Islam se dresse comme une morne statue du Passé.

(1) CAUSSIN de PERCEVAL.- Essai sur l’Histoire des Arabes avant l’Islamisme.
(2) KORAN. – Chapitre II, vers. 59
(3) KORAN. – Chapitre IV. Vers. 169.
(4) KORAN. – Chapitre II. Vers. 254.
(5) KORAN. – Chapitre III. Vers. 3.
Chapitre XIX. Vers. 20.
(6) KORAN. – Chapitre IV. Vers. 157.
(7) KORAN. – Chapitre 65, 66, 76.
(8) KORAN. – Chapitre II. Vers. 23
Chapitre IV. Vers.25.
(9) KORAN. – Chapitre II, IV et X.
(10) KORAN. – Chapitre V, VI et XVI.
(11) Voir les biographies de missionnaires publiées par les Pères-Blancs de Maisson-Carrée : LE PÈRE
AUGUSTE ACHTE, par le P. G. Leblond et LE PÈRE SIMON LOURDEL, par l’Abbé Nicq.
(12) PALGRAVE.- Une année dans l’Arabie Centrale.
(13) KORAN. – Chapitre II, IV et XX.
(14) KORAN. – Chapitre II.
(15) KORAN. – Chapitre II.
(16) PELLISSIER de REYNAUD.- Les Annales Algériennes, T. 3. p. 483.
(17) KORAN. –Chapitre II et 42.
(18) KORAN. – Chapitre II, IV, V et VII.
(19) KORAN. – Chapitre IV.
(20) KORAN. – Chapitre 69, 75.
(21) CAUSSIN de PERCEVAL. – Ouvrage cité.
(22) DE CASTRIES. – L’Islam. P. 85.
SEIGNETTE. – Introduction à la traduction de Khalil.
(23) SAWAS-PACHA. – Etudes sur la théorie du Droit Musulman.
SNOUCK HURGRONJE. – Le Droit Musulman.
(24) DE CASTRIES. – L’Islam. P. 211.
(25) Louis RINN. – Marabouts et Khouan.

CHAPITRE VI (6)

décembre 1, 2007

L’Islam sous les successeurs de Mahomet. – Même en Arabie, la croyance nouvelle n’a pu s’imposer que par la violence. – C’est le désir de faire du butin et non le souci du prosélytisme qui anima les premiers conquérants musulmans. – L’expansion de l’Islam en Perse, en Syrie, en Égypte, fut favorisée par l’hostilité des autochtones contre les gouvernements Perse et Byzantin. – La lutte d’influence entre La Mecque et Médine, qui avait contribué au succès de ‘Mahomet, se poursuit sous ses successeurs, tantôt favorable à Médine, sous les Califats d’Abou-Bekr, d’Omar et d’Ali, tantôt favorable à La Mecque sous le Califat d’Othman. – Le parti Mekkois triomphe finalement avec l’avènement de Moawiah. — Luttes entre tribus, luttes entre individus, anarchie chronique : voilà les caractéristiques de la société musulmane et les causes de sa ruine future.

L’oeuvre de Mahomet, accomplie trop rapidement, reposait sur des assises fragiles. Ce n’est pas en vingt années qu’on modifie profondément la mentalité d’un peuple, au point d’extirper des cerveaux tout germe des anciennes croyances. Pour atteindre un pareil résultat, il faut agir sur plusieurs générations successives et le Prophète mourut avant que la génération qu’il avait conquise à l’Islam eût été remplacée par une autre.

« Conquise » est le mot, juste. C’est surtout par la force qu’il avait imposé sa doctrine, et aussi en servant les goûts de rapine des Bédouins. Toute tribu rebelle était immédiatement attaquée, ses biens confisqués. Elle cédait à la violence et acceptait la foi nouvelle ; puis, gagnée elle-même par l’appât du butin, elle se joignait aux musulmans pour piller à son tour le voisin.

C’est ainsi que l’Islam s’était rapidement répandu dans toute l’Arabie ; mais ce mode d’expansion présentait un danger. Quand il n’y aurait plus d’infidèles à piller, comment satisfaire les instincts belliqueux des nouveaux croyants ? Sans l’attrait du butin qui constituait, à leurs yeux, le principal mérite de l’Islam et leur raison de rester fidèles à une cause qui leur procurait de nombreuses satisfactions matérielles, ne l’abandonneraient-ils pas, n’oublieraient ils pas la fraternité musulmane pour revenir aux vieilles querelles entre tribus ?

Mahomet y avait pensé ; aussi songeait-il à lancer les Bédouins à la conquête de la Syrie. La maladie l’avait obligé à retarder l’exécution de ce projet et la mort l’empêcha de l’entreprendre.

Ce concours de circonstances faillit être funeste à la religion nouvelle. Domptées par la force, peut-être aussi influencées par l’ascendant moral du Prophète et par le prestige qu’une suite ininterrompue de succès lui avait valu, les tribus lui étaient restées fidèles, parce qu’elles le redoutaient; mais dès que sa maladie fut connue, les plus turbulentes se soulevèrent. Avant de mourir, Mahomet apprit que, dans le Yémen, un certain Aihala-le-Noir, qui joignait à d’immenses richesses une éloquence entraînante, se prétendant chargé d’une mission divine, avait chassé les chefs musulmans et pris plusieurs villes (1).

La mort du Prophète fut le signal d’une insurrection générale (2). La vieille rivalité entre La Mecque et Médine s’affirmait à nouveau; l’importance donnée à cette dernière ville n’était pas pour satisfaire l’orgueil et l’ambition des Mekkois. Ceux-ci et les tribus qui leur étaient alliées ne supportaient qu’en frémissant d’impatience le joug des boutiquiers de Médine qu’ils méprisaient et qui, d’ailleurs, se rendaient intolérables par leur foi intransigeante.

L’ambition suscitait partout de faux envoyés de Dieu qui entraînaient à leur suite les tribus avides de pillage. Des chefs musulmans, des réfugiés, des "Défenseurs", les "Ansars", chassés par les rebelles, arrivaient chaque jour à Médine.

Le nombre des faux prophètes, le succès de quelques-uns d’entre eux montrent quel terrain favorable l’anarchie arabe offrait aux imposteurs; ils expliquent aussi comment Mahomet avait pu concevoir et exécuter son projet.

Partie des régions les plus éloignées, la révolte gagnait de proche en proche. La ville du Prophète elle-même fut menacée (3).

L’instant était critique. En ne désignant pas son remplaçant, Mahomet avait encouragé toutes les ambitions. Les Mekkois s’agitaient dans l’intention de s’emparer du pouvoir que les Médinois entendaient conserver.

Le successeur tout indiqué du Prophète semblait être son cousin et gendre Ali, l’un de ses premiers adeptes; mais Ali avait une ennemie acharnée dans sa propre famille : Aïcha, l’épouse favorite de Mahomet qui ne lui pardonnait pas d’avoir, un jour, suspecté sa fidélité conjugale (4). Le ressentiment s’aggravait de rivalités féminines entre Aïcha et Fatma, femme d’Ali et fille de l’Envoyé de Dieu.

Bref. Aïcha ne voulait pas d’Ali et elle intrigua avec une telle énergie qu’elle le fit écarter. Puis, gagnant à sa cause les compagnons de Mahomet, ceux qui, l’ayant suivi clans sa fuite de La Mecque à Médine, avaient partagé sa bonne et sa mauvaise fortune, elle leur fit accepter son père Abou-Bekr. Les compagnons se résignèrent à ce choix, sur les instances d’Omar, parce qu’il fallait prendre nue décision immédiate, afin d’arrêter les ambitions mekkoises.

Abou-Bekr fut donc proclamé Calife. C’était un vieillard de moeurs simples qui, malgré son élévation inattendue, vécut dans la pauvreté. Quand il mourut, il laissa un vêtement usagé, une esclave et un chameau. Un vrai patriarche conforme l’idéal médinois ; mais il avait une grande qualité. Il était énergique et il possédait ce qui avait donné la victoire à Mahomet et ce qui manquait à ses ennemis : une conviction inébranlable, une foi intransigeante (5). C’était l’homme de la situation.

Ce vieillard, d’apparence débonnaire, se dressa au milieu de l’insurrection générale et, avec l’implacable fermeté d’un croyant, il recommença l’oeuvre de Mahomet. Il su choisir ses auxiliaires, notamment ce Khalid, chef guerrier d’un caractère farouche, d’une cruauté froidement raisonnée dont le nom seul inspirait la terreur. Il lui donna des ordre brefs et précis : "Détruisez les apostats sans pitié, par le fer, par le feu, par tous les genres de supplices ".

Khalid obéit à la lettre. Il y eut de formidables hécatombes dans le Nedjed et dans le Yemana. Les insurgés, décimés, traqués, cernés, furent égorgés par milliers ; leurs biens, pillés on détruits (6).

D’autres chefs, dignes émules de Khalid accomplirent la même besogne dans les régions du centre et du sud. En quelques mois, le calme était rétabli.

On commet une erreur grossière, Lorsqu’on croit que l’Islam s’est imposé aux esprits par l’attrait de sa doctrine. En Arabie même, dans le propre pays de Mahomet, il n’a gagné ses adeptes que par la violence. Il en fut de même ailleurs. Parfois, les peuples soumis à un autre pouvoir, comme en Égypte, dans l’Afrique du Nord et en Espagne, et impatients de changer de maîtres dans l’espoir d’obtenir une condition meilleure, accueillirent tout d’abord l’Islam comme un instrument de libération (7) ; mais dès que l’expérience leur eût révélé l’insupportable tyrannie d’une religion intransigeante, ils se révoltèrent. Seulement, il était trop tard. L’Islam, disposant d’une force matérielle irrésistible, brisait toute opposition et noyait dans le sang toute velléité de rébellion. Et puis, les générations passaient ; les nouvelles, élevées dans la foi musulmane, enserrées dans ses dogmes étroits, s’immobilisaient dans la résignation et ne songeaient plus à changer de croyance, ni de maîtres.

Les massacres commis en Arabie sur l’ordre d’Abou-Bekr firent rentrer les tribus dans le droit chemin, non pas qu’elles fuissent persuadées de la vérité de l’Islam, mais parce qu’elles étaient convaincues que la religion nouvelle avait pour elle, à défaut de droit divin, une puissance matérielle formidable. Les insurgés se résignèrent donc à être musulmans, mais leur orthodoxie était plus que douteuse. Si l’apostasie était impossible en raison de l’implacable sévérité des châtiments, ces convertis par la violence n’avaient ni piété, ni foi sincères. A ces hommes qui considéraient la vengeance comme le plus sacré des devoirs, il ne fallait pas demander une grande reconnaissance envers une religion qui leur avait coûté la vie de tant de parents (8). Ils en ignoraient même les principes les plus élémentaires. Les auteurs arabes citent de cette ignorance des exemples typiques qui éclairent d’un jour singulier les mœurs des premiers musulmans.

Un vieux Bédouin avait, convenu avec un jeune homme qu’il lui céderait sa femme de deux nuits l’une et qu’en retour le jeune homme garderait son troupeau. Ce pacte singulier étant venu aux oreilles du Calife, il fit comparaître ces deux hommes et leur demanda s’ils ne savaient pas que l’islamisme défendait de partager sa femme avec un autre. Ils jurèrent qu’ils n’en savaient rien.

Un autre avait épousé deux sœurs.

– Ne savais-tu pas, lui demanda le calife, que la religion interdit ce que tu as fait ? – Non, lui répondit le coupable, je l’ignorais complètement et j’avoue que je ne vois rien de répréhensible dans l’acte que vous blâmez.
– Le texte de la Loi est formel, cependant. Répudie sur-le-champ l’une des deux soeurs, ou je te coupe la tête.
– Parlez-vous sérieusement ?
– Très sérieusement !
– Eh ! bien, c’est une détestable religion que celle qui défend de telles choses ! (9)

Le malheureux ne se doutait même pas, tant son ignorance était grande, qu’en parlant de la sorte, il s’exposait à être décapité comme blasphémateur ou comme apostat.

Abou-Bekr n’avait aucune illusion sur la valeur des nouveaux convertis, ni sur leurs véritables sentiments. Aussi, comprenant qu’il importait de leur offrir des occasions de butin, il les enrôla aussitôt dans les armées musulmanes qu’il envoyait en Syrie et dans l’Irak. Il se débarrassait ainsi des gens turbulents, tout en leur faisant servir la cause de l’Islam (10).

On se fait généralement une fausse conception des armées musulmanes. C’étaient plutôt des hordes que des troupes régulièrement constituées. Aucune organisation; pas de discipline; pas de cohésion. Les tribus formaient autant de corps séparés, dont chacun avait son drapeau que portait le chef ou un guerrier désigné par lui. L’ensemble offrait un aspect de désordre invraisemblable : des cavaliers mêlés à des fantassins, les, uns à peine vêtus, d’autres chargés de défroques volées; chacun armé suivant sa fantaisie d’un arc, d’une pique ou d’une massue, d’un sabre ou d’une lance. Les femmes suivaient les guerriers pour participer au pillage et garder le butin (11).

On a souvent montré ces hordes dominées par une foi surhumaine et bravant la mort avec une sorte de joie fanatique, dans l’espoir de gagner le paradis. C’est une erreur. A part les quelques compagnons de Mahomet qui exerçaient le commandement et qui étaient animés de convictions sincères, la foule des guerriers n’avait qu’un idéal : le butin. C’est d’ailleurs ce qui leur valut leurs succès. Ces Bédouins faméliques se ruaient comme des bêtes de proie sur les riches provinces offertes à leur rapacité. Dépourvus de tout moyen de ravitaillement, ils ne pouvaient vivre que sur le vaincu ; pour vivre, il leur fallait d’abord vaincre. La victoire ne leur donnait pas seulement du butin, elle leur procurait toutes les jouissances matérielles qu’ils pouvaient désirer : de la mangeaille, des femmes, des esclaves.

Les hommes du Désert, habitués aux pires privations et au gain modeste des caravanes pillées, devinrent d’enthousiastes partisans de l’Islam, dès qu’ils connurent la liesse des provinces dévastées, des villes mises à sac, des femmes violées, mais la foi religieuse n’eût aucune part dans cet enthousiasme.

Telles étaient les hordes qui se ruèrent à la conquête du monde.

Sous le commandement du farouche Khalid, elles s’attaquèrent d’abord à l’Irak, soumis aux Perses Sassanides (12). L’lrak-el-Arabi, c’est la basse vallée du Tigre et de l’Euphrate, un pays plat d’alluvions fertiles. L’humidité du sol et la douceur du climat en faisaient une véritable oasis. La population paisible et laborieuse vivait uniquement de la culture : un peuple de laboureurs et de jardiniers qui avaient poussé très avant la science de l’hydraulique (13).

La richesse de ce territoire avait, de tout temps, excité les convoitises des voisins : hordes du Turkestan au nord et à l’est, empereurs byzantins à l’ouest. Les Bédouins s’y jetèrent comme un troupeau de bêtes affamées. Ces vergers d’arbres fruitiers, ces jardins verdoyants coupés de canaux, ces hameaux prospères leur apparaissaient comme un paradis (14).

Les habitants résistèrent farouchement : ils tenaient à leurs biens et à leur religion : le Mazdéisme, une croyance élevée qui concevait le Monde en proie à deux puissances en lutte éternelle : le bien et le mal. Mais Khalid usa de telles violences contre les réfractaires, que les populations, terrifiées au spectacle des incendies, des tueries et des viols, se résignèrent, pour sauver leurs biens, à se plier à l’Islam (634) (15).

L’Irak pacifié, Khalid se rua sur la Syrie où opérait déjà Mothana. Les Byzantins qui gouvernaient le pays, grisés par de récents succès remportés sur les Perses, se livraient à la douceur de vivre et, pour occuper leurs loisirs de gens heureux, ils s’adonnaient aux discussions philosophiques et religieuses : vaines subtilités d’une casuistique stérile auxquelles leur nom est pour jamais lié. La lutte verbale était alors très vive entre différentes sectes chrétiennes: les monophysites, les catholiques et les monothélites, pour ne citer que les principales (16).

L’empereur Héraclius, passionné pour ces futilités doctrinales, se souciait fort peu des musulmans. Quand il apprit leur agression, il se contenta d’envoyer d’Antioche cinq mille hommes de renfort (17). Il jugeait cet appoint suffisant contre des hordes de loqueteux sans discipline ; mais il oubliait qu’entre ces loqueteux et les soldats grecs, la lutte était inégale ; les premiers, affamés, dénués de tout, combattaient pour vivre, pour arracher par la violence ce qui leur manquait; les Grecs, comblés de biens, attachés à l’existence, perdaient tout en perdant la vie ; aussi luttaient-ils avec prudence.

Les Bédouins, poussés par la soif du pillage, exaltés par les promesses de leurs chefs qui leur vantaient les délices et les richesses de la Syrie, bousculèrent les Grecs. Ils furent peut-être servis jusqu’à un certain point par les discussions entre chrétiens et il est probable que dans l’aveuglement des passions religieuses déchaînées, certains sectaires, pour se débarrasser de leurs adversaires, favorisèrent la ruée musulmane. Il est prouvé que Romanus, Gouverneur de Bosra, trahit les siens et se vendit aux envahisseurs.

La Syrie fut abominablement pillée. Pour la première lois, les musulmans combattaient une collectivité chrétienne et l’on aurait pu s’attendre, sur la foi du Koran, à ce qu’ils manifestassent quelque modération à l’égard de ceux que le Prophète avait appelés « les gens du Livre » et qu’à, plusieurs reprises, il avait conseillé de ménager!

Il n’en fut rien. Les chrétiens furent traités comme des idolâtres et des apostats « par le fer par le feu, par tous les genres de supplices », selon l’expression d’Abou-Bekr. Et ceci prouve bien que l’Islam, doctrine conçue par un cerveau barbare, pour un peuple barbare, n’admet la modération que quand il y est contraint, mais qu’il use, quand il le peut, de toutes les formes de la violence.

En Syrie, comme dans l’Irak, les massacres alternèrent avec les incendies. Les habitants de Damas qui, après une résistance acharnée, avaient été autorisés par un traité solennel à s’expatrier, en emportant une partie de leurs biens, fuirent traîtreusement assaillis, dès qu’ils furent en rase campagne, dépouillés et massacrés (18). C’était un singulier procédé de propagande, mais les Bédouins se souciaient fort peu de gagner des recrues à l’Islam. Leurs chefs ne leur avaient d’ailleurs nullement demandé, de faire du prosélytisme. Le butin, seul, leur importait.

Abou-Bekr mourut avec la satisfaction d’avoir, en deux années, pacifié I’Arabie et conquis à 1’Islam deux importantes provinces. Pour éviter de nouveaux troubles, il avait, avant sa mort, désigné, comme son successeur, Omar, qui avait été l’un de ses appuis les plus fermes lors de son élévation au Califat.

Avec Omar (634-644), un réfugié de La Mecque, lors de la fuite du Prophète, c’était encore le parti Médinois qui triomphait (19). Les Mekkois en furent exaspérés.

Omar acheva la conquête de la Syrie et y ajouta celle de la Palestine. Les barbares Bédouins se trouvèrent tout à coup au milieu d’un peuple raffiné qui avait hérité des riches trésors de la pensée hellénique. Ces hordes indisciplinées, sans lois, sans organisation sociale, durent éprouver quelque étonnement au spectacle d’une société régulièrement constituée, dont les individus, pris dans l’engrenage d’une administration savamment agencée, ne pouvaient accomplir les actes les plus simples, sans avoir à se conformer à des règles précises.

Omar s’inspira de cette organisation pour établir les premiers fondements du gouvernement musulman, de ce gouvernement des Califes qui devait, plus tard, commander à tant de peuples.

Administrateur habile, il songea à monnayer les victoires musulmanes ; il réglementa le pillage et fit payer des indemnités aux vaincus. Jérusalem acheta, par un tribut annuel, le droit de conserver ses églises et de pratiquer son culte. Les habitants d’Alep échappèrent au massacre en versant trois cent mille pièces d’or (20). Les autres villes se rachetèrent de la même façon. C’est dans cette sage mesure prise par Omar qu’il faut voir l’origine du trésor des Califes qui devait atteindre, sous les Ommeïades et les Abassides, des proportions fabuleuses.

Mais s’il respectait momentanément moyennant finances une foi qu’il eût été dangereux de persécuter parce qu’elle prescrivait le martyre, Omar prenait des garanties pour l’avenir. Les parents chrétiens étaient libres de pratiquer leur culte, mais l’éducation des enfants leur était enlevée ; la langue arabe devenait la langue officielle ; tous les emplois, toutes les faveurs, toutes les libertés étaient uniquement octroyés aux seuls Musulmans, de telle sorte que les individus étaient amenés insensiblement à renoncer à leurs croyances (21).

Le régime de faveur appliqué aux Musulmans bouleversa la société syrienne. Les humbles et les déshérités s’empressèrent d’adopter la religion nouvelle parce que, devenant du jour au lendemain les égaux du vainqueur, ils passaient de la condition de serviteurs à celle de maîtres. A la faveur de ce bouleversement, ce fut, pour employer une expression moderne, le prolétariat syrien qui administra le pays, sous la tutelle arabe, tandis que la classe aisée, retenue par le souci de sa dignité et refusant de pactiser avec le vainqueur, s’appauvrit soudain par la perte de ses privilèges.

La Syrie, pacifiée et soumise à un tribut, échappait au pillage. Ce n’était pas pour, plaire aux Bédouins, uniquement préoccupés de rapines. Pour les satisfaire, Omar les envoya en Égypte, avec Amrou (639).

L’Égypte, gouvernée par les Grecs, était alors profondément divisée, d’abord par l’antagonisme de race entre les Grecs conquérants et les autochtones et ensuite par des querelles religieuses. Les Égyptiens avaient adopté le christianisme, mais dans ce foyer alexandrin où tant d’idées nouvelles avaient fermenté au déclin du paganisme, les doctrines chrétiennes n’avaient pu conserver leur pureté primitive. Toute une littérature s’était développée pour satisfaire les tendances de la mentalité égyptienne : actes apocryphes des apôtres, apocalypses d’Élie et de Sophonie etc. ; finalement, les chrétiens, balancés entre cent hérésies, avaient adopté la doctrine monophysite d’Eutychès, condamnée en 415 par le Concile de Chalcédoine. Ils formaient sous l’autorité des patriarches d’Alexandrie, une église indépendante de la papauté (22).

Persécutés pour leurs idées par les empereurs orthodoxes de Constantinople, accablés d’impôts et de vexations, ils accueillirent les musulmans comme des libérateurs. Trahis, noyés dans une population hostile, les Grecs furent battus dès la première rencontre. Quelques villes résistèrent, mais elles durent se rendre, par la trahison des chrétiens, des Coptes comme les appelaient; les Arabes. En 641, le pays était entièrement aux mains des envahisseurs.

Les Coptes furent récompensés de leur trahison ; ils obtinrent d’abord de nombreux privilèges et furent autorisés à pratiquer leur religion, moyennant le paiement d’un tribut annuel de deux ducats par tète. La première année (640), ce tribut produisit douze millions de ducats, somme considérable pour l’époque (23).

Encouragé par ce résultat, Omar étendit l’impôt à tous les habitants, puis il taxa les propriétaires fonciers, suivant la valeur de leurs biens.

Comme les Coptes, par leur connaissance de la langue et des habitudes du pays, étaient seuls capables de remplacer les fonctionnaires grecs dans la direction d’une administration compliquée, ce furent eux qui occupèrent les différentes charges et qui, notamment, perçurent les impôts. Ils s’enrichirent à ce Métier; toute la fortune de la contrée passa dans leurs mains et y resta. Leur prospérité causa leur perte. On verra, un siècle plus tard, à la suite d’un revirement dans la politique musulmane vis à vis des étrangers, les Coptes, dont les biens excitaient les convoitises, abominablement spoliés et traités en parias. On alla jusqu’à les obliger a porter un turban bleu, pour permettre de les distinguer des musulmans et Jusqu’à marquer leurs prêtres d’un fer rouge. Plus tard encore, lorsque le fanatisme religieux se développa, ils furent réduits à une condition si misérable que la plupart durent abandonner leurs croyances.

En même temps qu’il poursuivait la conquête de la Syrie et de l’Égypte, Omar continuait celle de la Perse, amorcée, sous le Califat d’Abou-Bekr, par l’occupation de l’Irak. Les Perses résistèrent tout d’abord avec des alternatives de succès et de revers ; Ils furent définitivement battus à Cadésiah (634), où périt Roustem, leur héros national et à Djalulah et à Néhavend où le roi Iez-Dedjerd fut contraint à la fuite (24). Les Musulmans s’emparèrent successivement de l’Assyrie, de la Médie, de la Suziane, de la Perside et des provinces perses placées sous l’autorité de la Chine. Leur butin fut immense. Après la seule bataille de Cadésiah, chaque cavalier reçut la valeur de 6,000 dirhems, chaque fantassin, celle de 2,000 dirhems (25).

L’Islam dominait sur de vastes territoires, mais son influence était loin d’avoir pénétré dans les moeurs. En Arabie même, exception faite de Médine où régnait une sorte de puritanisme mystique, ses dogmes étaient peu observés et, d’ailleurs, ignorés de la plupart des Bédouins. Les Mekkois, impatients du joug médinois, exaspérés du triomphe de leurs rivaux, donnaient l’exemple de l’indiscipline. Ils violaient les prescriptions du Prophète pour le plaisir de désobéir, par esprit d’opposition.

Habitués aux jouissances de la richesse, l’esprit élargi par les voyages, il leur répugnait de se plier aux momeries des bigots loqueteux de Médine ; mais trop habiles pour engager une lutte ouverte contre les doctrines de Mahomet, ils se contentaient de ne pas les observer. Ils buvaient du vin, possédaient des femmes au delà du nombre permis, ne pratiquaient pas les jeûnes, se livraient au jeu (26) ; et cependant, malgré leur mépris pour les Médinois, ils les ménageaient, attendant habilement l’occasion qui leur permettrait de prendre leur revanche. Ils intriguaient d’ailleurs pour obtenir toutes les charges importantes. C’est ainsi que Moawiah, fils d’Abou-Sophian, qui avait été secrétaire du Prophète, réussit à se faire nommer gouverneur de la Syrie (614).

Omar fut heureux de se débarrasser ainsi d’un personnage influent et turbulent du parti Koréichite, d’un mauvais sujet, célèbre pour sa vie déréglée et son parfait dédain des lois religieuses.

En Syrie, Moawiah se conduisit en grand seigneur. Séduit par les moeurs des habitants qui avaient acquis, au contact de la civilisation byzantine, le goût des plaisirs et une science du luxe et du bien-être insoupçonnée en Arabie, il oublia totalement l’islam le Prophète et le calife. Dans la riche société de Damas, où l’on n’ignorait aucune des subtilités de la philosophie, aucun des raffinements de la décadence greco-latine, on ne se souciait ni de religion, ni de morale ; dans l’incertitude de l’avenir, on se hâtait de jouir du présent, sans s’arrêter à de vains scrupules.

Moawiah vivait un beau rêve. Il écrivit sont enthousiasme à ses amis de La Mecque et il leur fit une peinture si attrayante du pays et de l’existence qu’on y menait ; il leur promit des charges si lucratives, que la plupart s’empressèrent de le rejoindre, heureux de fuir le joug des Médinois, leur fanatisme intransigeant et leur ladrerie.

La noblesse Mekkoise émigra en Syrie (27) Moawiah s’entoura ainsi d’une cour élégante et raffinée qui s’assimila très vite les moeurs byzantines et qui forma un contraste saisissant avec la société puritaine des vieux musulmans de Médine.

Ceux des Koréichite qui restèrent à La Mecque continuèrent leur opposition sournoise. Omar s’en inquiétait : il prévoyait les difficultés, que l’ambition susciterait, dans un avenir prochain, quand il faudrait nommer son successeur. Aussi, lorsqu’il fut poignardé par un guèbre, dans la mosquée de Médine, et qu’il connut la gravité de sa blessure, son unique pensée fûtelle d’éviter les intrigues et les compétitions que sa mort allait provoquer. Il fit appeler six des personnages les plus considérables de l’Islam, ceux qu’il estimait comme les plus sûrs, les plus dévoués, les plus désintéressés et il les chargea de désigner le nouveau Calife. Parmi ces personnages, figuraient Ali, Othman, Zobeir et Talha (644).

Omar avait vu juste, mais ses précautions furent vaines. Aussitôt après sa mort, il y eut un fourmillement d’intrigues : entre les Mekkois et les Médinois, entre les membres chargés de choisir le Calife et qui eux-mêmes briguaient le pouvoir, entre Aïcha, la veuve de Mahomet et les filles de ce dernier, l’une épouse d’Ali, l’autre épouse d’Othman.

Obéissant, à des mobiles divers, tous tombèrent d’accord pour désigner Othman. Les membres du Conseil le choisirent à cause de son grand âge -il avait soixante-dix ans- qui leur laissait espérer une succession prochaine ; Aïcha l’accepta pour éviter la nomination d’Ali ; les Koreichites, parce qu’ils pensaient avoir assez d’influence sur lui pour exercer le pouvoir à sa place ; les Médinois, parce qu’il était pieux, modeste, effacé ; les vrais musulmans, parce qu’il avait été l’un des premiers compagnons du Prophète et qu’il était son gendre ; la foule, parce qu’il était riche et généreux (28).

Othman-Ibn-Affan avait été, dans son âge mûr, un homme dune belle énergie et d’un noble caractère ; il avait fait, jadis, à La Mecque, figure de grand seigneur ; mais après sa conversion à l’Islam et son séjour à Médine, peut-être aussi par un effet de la vieillesse, son tempérament s’était modifié.

Priant et jeûnant avec un zèle exemplaire, d’une bonhomie et d’une modestie extrême, on l’eut pris pour un bigot médinois ; sa dévotion l’avait rendu populaire parmi les Musulmans fanatiques, mais il n’était pas l’homme de la situation. Sa timidité était si grande que lorsqu’il monta pour la première fois en chaire, dans la mosquée de Médine, il n’eut pas le courage de commencer son sermon. « Commencer, c’est bien difficile » murmura-t-il en soupirant et il descendit de la chaire (29).

Les Mekkois exploitèrent habilement la faiblesse du nouveau Calife. Ils l’entourèrent de prévenances et de flatteries, jouèrent de ses sentiments de solidarité familiale, et surent si bien capter sa confiance, qu’ils finirent par gouverner en son nom. Ces gens qui navaient accepté l’Islam que le glaive sur la gorge et qui, depuis leur conversion, avaient toujours vécu dans une sourde révolte, s’emparèrent de toutes les charges. Cette fois, les Mekkois tenaient leur revanche ; ils en profitèrent. Toute l’autorité passa en leurs mains et par une singulière anomalie, c’étaient précisément les anciens ennemis du Prophète qui furent chargés de veiller aux intérêts de l’Islam.

Merwân, cousin du Calife, devint son secrétaire et son vizir : c’était le fils de Hakam que le Prophète avait maudit et exilé, pour trahison, après la prise de la Mecque.

Moawiah était maintenu comme gouverneur de la Syrie ; c’était le fils d’Abou-Sophian, chef de la troupe qui avait battu Mahomet à Ohod et qui l’avait assiégé dans Médine. Sa mère Hind était une mégère ; elle s’était fait, avec les oreilles et les nez des musulmans tués à Ohod, un collier et des bracelets ; elle avait ouvert le ventre de Hamza, l’oncle de l’Envoyé de Dieu et en avait arraché le foie qu’elle avait déchiré de ses dents (30).

Abd’allah, frère de lait du Calife, fut nommé Gouverneur de l’Égypte. Étant secrétaire du prophète, il avait été maudit par ce dernier, parce qu’il avait volontairement dénaturé le sens de certaines révélations, pour s’en moquer avec ses amis.

Walid, son frère utérin, était Gouverneur de Koufah ; c’était le fils d’Okba qui avait craché au visage de Mahomet. Une autre fois, il avait failli l’étrangler; fait plus tard, prisonnier par le Prophète et condamné à mort, il s’était écrié : « Qui recueillera mes enfants après moi ? » Et Mahomet lui avait répondu ; « Le feu de l’enfer. » Et le fils, l’enfant de l’enfer, comme on l’appelait, semblait soucieux de justifier cette prédiction. Un jour, après un repas, égayé par le vin et la présence de belles chanteuses, qui s’était prolongé jusqu’à l’aube, il entendit le muezzin annoncer, du haut du minaret, l’heure de la prière. Le cerveau encore troublé par les fumées du vin, et sans autre vêtement que sa tunique, il se rendit à la mosquée et y bredouilla les formules d’usage ; puis, par vantardise d’ivrogne, pour se prouver il lui-même qu’il n’avait pas trop bu, il demanda à1’assemblée s’il devait ajouter une autre prière. « Par Allah ! s’écria alors un pieux musulman, je n’attendais rien d’autre d’un homme tel que toi; mais je n’avais pas pensé que l’on nous enverrait de Médine un tel gouverneur! »

Tels étaient les personnages qui, à la faveur de la faiblesse d’un vieillard, exerçaient l’autorité. Le Califat d’Othman, c’était le Califat des camarades ; c’était l’exploitation de l’Islam par le parti Koreichites, dont le représentant le plus actif était alors Moawiah, le gouverneur de la Syrie.

Les Mekkois profitèrent des circonstances pour se venger des vieux musulmans Médine. Plusieurs compagnons du Prophète furent maltraités; les généraux qui, sous Abou-Bekr et Omar, avaient conquis l’Irak, la Syrie et l’Égypte, furent destitués et remplacés par des membres de la famille d’Othman ou par des favoris. Les prescriptions religieuses furent dédaignées; les moeurs se relâchèrent; les coutumes du paganisme reprirent le dessus (31).

A Médine, ce fut une explosion d’indignation. Les Médinois étaient exaspérés de voir le pouvoir leur échapper; leur colère était attisée par Ali, Zobeïr et Talha qui briguaient le Califat et qui, ayant fondé des espoirs sur la fin prochaine, d’Othman, redoutaient maintenant l’ambition des Mekkois.

De son côté, Aïcha, mécontente de l’attitude des Koreichites à son égard, intriguait parmi les tribus, les poussait à la révolte et leur donnait, comme chef, un jeune homme ambitieux, Mohammed, fils d’Abou-Bekr, dont elle avait su flatter la vanité.

Toutes les haines se tournèrent contre Othman. Un incident futile précipita les événements. Quand le Calife montait dans la chaire de la mosquée, pour le sermon quotidien, il occupait la place même de Mahomet, au lieu de s’asseoir, comme ses prédécesseurs, deux marches plus bas. Cet acte, probablement irréfléchi, fut exploité par les ennemis du Calife qui l’accusèrent de mépriser la mémoire du Prophète. Les anciens compagnons de Mahomet firent demander, à ce sujet, des explications au Calife qui maltraita leur envoyé. Le lendemain, comme Othman s’apprêtait à occuper sa place habituelle dans la mosquée, les vieux musulmans le frappèrent et ils l’auraient probablement massacré sans l’intervention d’Ali, toujours généreux; mais la foule ameutée assiégea la demeure du Calife et, à l’instigation de Mohammed, fils d’Abou-Bekr, instrument d’Aïcha, le mit en demeure d’abdiquer. Othman refusa. Les insurgés pénètrent alors chez lui et le tuèrent (656) (32).

L’infortuné vieillard payait de sa vie son attachement à la solidarité familiale.

Pendant son Califat, Othman avait ajouté l’Arménie aux contrées déjà soumises à l’Islam. Cette province, enlevée aux Byzantins par les Perses, était en proie aux luttes religieuses. Les Byzantins avaient propagé le christianisme dans le peuple ; seul, la noblesse du pays, fidèle aux vieilles traditions, pratiquait le Mazdéisme. Les Perses, agissant en sens contraire, persécutèrent les Chrétiens et donnèrent tous les emplois aux Guèbres. Ces derniers commirent de telles exactions, que le peuple, impatient de s’en débarrasser, favorisa l’invasion musulmane.

En Égypte, le nouveau gouverneur, Abdallah Ben Saàd, l’infidèle transcripteur des versets du Koran, une créature du parti Koreichites, poussé non par le désir de faire du prosélytisme, mais par la nécessité d’offrir du butin à ses troupes indisciplinées, envahit la Tripolitaine et la Byzacène (33).

Ces provinces avaient connu sous la domination romaine une merveilleuse prospérité. Les Romains, âpres paysans qui savaient forcer la terre à produire, avaient transformé le pays en un immense verger, par le développement de la culture de l’olivier et par une utilisation des eaux qu’aucun peuple n’a dépassée. Mais l’invasion vandale avait ravagé ce territoire fertile et détruit la plupart des ouvrages d’hydraulique, et les Byzantins, dans leur œuvre hâtive, n’avaient pu rétablir l’ancienne prospérité. Un gouvernement surchargé de fonctionnaires, le luxe des empereurs, entraînaient des dépenses considérables : les impôts pesaient lourdement sur les Berbères qui, dans l’exaspération de la misère, se révoltaient à tout instant (34). Comme tant d’autres peuples, ils virent dans les Musulmans des libérateurs.

Le patrice Grégoire, gouverneur des possessions grecques de l’Afrique Occidentale, depuis le désert de Barcah jusqu’au détroit de Gibraltar, avait levé une armée de fortune qui fut décimée à la première rencontre. Les Musulmans firent un butin considérable : au sac de la seule ville de Suffetula, chaque cavalier reçut trois mille pièces d’or et chaque fantassin, mille. Les Grec, sentant la difficulté de la situation par suite de l’hostilité des Berbères, se hâtèrent de négocier avec Abdallah Ben Saâd qui, moyennant une indemnité de deux millions cinq cent mille dinars, consentit à rentrer en Égypte. On juge par cet exemple que les généraux d’Othman se souciaient peu de propagande religieuse ils lui préféraient l’argent. Ce n’est pas ainsi qu’eussent agi Khalid, Amrou ou Zobeïr (35).

Connue on le voit, les conquêtes d’Othman furent minimes.

Après son assassinat, les vieux musulmans, redoutant les intrigues des Mekkois, s’empressèrent, malgré la vive opposition d’Aïcha, d’élever Ali au Califat. C’était la revanche des Médinois.

D’un tempérament généreux et, d’ailleurs, satisfait d’être au pouvoir, A1i aurait volontiers évité les représailles, mais pour contenter son entourage, il dut substituer, dans tous les emplois, aux favoris d’Othman, des Musulmans orthodoxes. Cela ne les empêcha pas de se diviser.

Talha, Zobeïr et Mohammed, fils d’Abou-Bekr, en faisant assassiner Othman, comptaient le remplacer. Déçus dans leur ambition, ils se dressèrent contre Ali, quittèrent Médine, la rage au coeur, et se Joignirent à Aïcha qui exécrait le nouveau Calife avec toute la passion d’une femme et d’une orientale.

Se posant hypocritement en vengeurs d’Othman, secrètement appuyés par les Mekkois, ils se réfugièrent en. Mésopotamie où ils groupèrent les mécontents. Ali les poursuivit et les défit à la bataille du Chameau (656). Talha et Zobeïr furent tués ; Aïcha, prisonnière de son ennemi, dut implorer son pardon.

Ce succès assurait momentanément au Calife la soumission de l’Arabie, de l’Irak et de l’Égypte. Restait la Syrie. Son Gouverneur, Moawiah, prétextait qu’il ne pouvait se soumettre à un homme qui avait non seulement laissé impuni le meurtre de son parent, mais qui avait encore accordé des faveurs aux assassins. En réalité, Moawiah se souciait fort peu de la voix du sang : mais l’ambition le tenaillait. Très populaire en Syrie, pour sa générosité, son luxe et son libéralisme, il avait amassé un trésor considérable, mis sur pied une armée et il songeait au Califat (36).

Le moment lui semblait propice. Ali comptait peu d’amis ; le meurtre d’Othman, dont il était innocent, mais qui, néanmoins, lui était reproché, lui avait enlevé l’appui moral de la foule. Moawiah estimait que le jour où il se poserait en vengeur de son vieux parent, il aurait l’approbation unanime ; il comptait surtout sur ses richesses pour s’attirer des partisans. Il avait, de plus, un auxiliaire précieux : Amrou, le conquérant de l’Égypte, populaire dans tout l’Islam, qui, jadis, destitué par Omar, avait pris parti pour les Koreichites.

A la tète d’une armée de quatre-vingt mille hommes, Amrou marcha contre Ali (37). Les rivaux se rencontrèrent dans les plaines de Seffin, sur la rive occidentale de l’Euphrate. Le Calife, peu sûr de la fidélité du ses troupes, hésitait à livrer le combat et tenta de négocier, sans résultat. La bataille s’engagea. Du côté d’Ali, les vieux compagnons du Prophète accomplirent des prodiges de valeur. Leur opiniâtreté faillit triompher; mais Ali fut victime d’une trahison dont les auteurs arabes ont relaté tous les détails (38). Il convient de les résumer, parce qu’ils éclairent la psychologie du Musulman.

Au moment où Moawiah, certain de sa défaite, s’apprêtait à fuir, il aperçut un de ses conseillers, Amr, fils d’Aci : «Toi qui te vantes de ta ruse, lui dit-il, as-tu trouvé un remède au malheur qui nous menace ? Tu sais que je t’ai promis le Gouvernement de l’Égypte, si je l’emportais. Que faut-il faire ?

– Il faut, répondit Amr, qui avait des intelligences parmi les gens d’Ali, ordonner à ceux de vos hommes qui possèdent un exemplaire du Koran de l’attacher au bout de leurs lances; vous déclarerez en même temps que vous en appelez à la décision de ce livre. Je vous garantis que le conseil est bon.

Prévoyant une défaite possible, Amr avait concerté d’avance ce stratagème avec quelques chefs de l’armée ennemie, notamment avec un certain Akhath, d’une perfidie célèbre.

Moawiah suivit le conseil d’Amr et ordonna d’attacher les Korans aux lances. Le Saint Livre était si peu répandu que, dans cette armée de quatre vingt mille hommes, on n’en trouva que cinq cents exemplaires. Mais c’en était assez aux yeux d’Akhath et de ses amis qui, se pressant autour du Calife, s’écrièrent : « Nous acceptons la décision du Livre de Dieu; nous voulons une suspension d’armes. »
– C’est une ruse infâme, dit Ali, avec indignation; ces Syriens savent à peine ce que c’est que le Koran !
-Mais puisque nous combattons pour le Livre de Dieu, nous ne pouvons pas le récuser.
– Nous combattons pour contraindre ces païens à se soumettre aux lois de Dieu. Croyezvous donc que ce Moawiah et cet Amr et tous les autres se soucient de la religion et du Koran ? Je les connais depuis leur enfance : ce sont des scélérats !
-N’importe, ils en appellent au Livre de Dieu, et vous en appelez au glaive.
– Hélas ! Je ne vois que trop bien que vous voulez m’abandonner. Allez donc rejoindre les restes de la coalition formée jadis contre notre Prophète ! Allez vous réunir a ces hommes qui disent : Dieu et son Prophète, imposture et mensonge que tout cela !
– Envoyez immédiatement à Akhtar – c’était le chef de la cavalerie – l’ordre de battre en retraite ; sinon le sort d’Othman vous attend.

Sachant qu’ils ne reculeraient, pas devant l’exécution de cette menace, Ali céda. Il expédia l’ordre de la retraite au général victorieux qui poursuivait l’ennemi l’épée dans les reins. Akhtar refusa d’obéir. Alors il s’éleva un nouveau tumulte. Ali réitéra son ordre.
– Mais le Calife ne sait-il donc pas, s’écria le brave Akhtar, que la victoire est à nous ? Retournerai-je en arrière au moment même où l’ennemi va éprouver une déroute complète ?
– Et à quoi te servirait ta victoire, lui répondit un arabe de l’Irak, l’un des messagers, si Ali était tué dans l’intervalle ?

Le général se résigna à la retraite. Le combat arrêté, Ali fit demander à Moawiah de quelle manière il comptait trancher leur différent par le Koran. : Moawiah répondit que chacun d’eux désignerait un arbitre et que ces deux personnages décideraient d’après le Livre de Dieu.

Moawiah choisit son fidèle conseiller Amr, fils d’Aci. Ali avait tout d’abord désigné son cousin Abd’ Allah ; mais comme on lui objectait que son proche parent serait forcément partial, il proposa Akhtar, le général victorieux. Ce choix fut encore repoussé, sous prétexte qu’Akhtar, étant un des principaux acteurs de la lutte, n’offrait pas assez de garanties de modération.
– Eh! bien, dit Ali, nommez vous-même l’arbitre !
On choisit Akhath, le perfide allié de Moawiah.
– Mais, s’écria Ali, au comble de l’indignation, Akhath est mon ennemi ! Il me déteste parce que je lui ai enlevé le gouvernement de Koufa !

Cette protestation fut vaine ; on lui fit entendre qu’il devait se conformer à l’avis général, sinon qu’on l’y forcerait.

Le résultat de l’arbitrage ne pouvait être douteux. Moawiah fut proclamé Calife. Refusant d’accepter un pareil jugement, Ali rassembla les quelques partisans fidèles qui lui restaient et voulut continuer la lutte. Abandonné de ses troupes gagnées par les libéralités de son rival, il perdit successivement l’Égypte et l’Arabie. C’est alors que des fanatiques résolurent de supprimer les auteurs de cette lutte fratricide Ali, Amrou et Moawiah, afin de ramener le calme. Mais Amrou et Moawiah furent seulement blessés, tandis que le malheureux Ali, pauvre Don Quichotte de l’Islam, était tué.

Son fils, Hassan, fût proclamé Calife par les habitants, de Koufa ; mais Moawiah était le véritable souverain, puisqu’il régnait sur la Syrie, l’Égypte et l’Arabie (661).

La période dont on vient de rappeler à grands traits les principaux événements est surtout occupée par la rivalité de La Mecque et de Médine.

Les Médinois triomphent d’abord avec Mahomet, lorsque celui-ci, s’enfuyant de La Mecque, se réfugie chez eux; ils triomphent avec ses successeurs Abou-Bekr et Omar.

Les Mekkois prennent leur revanche avec Othman; la fortune les abandonne avec Ali; elle leur revient avec Moawiah. Cette rivalité des Médinois et des Mekkois domine toute l’histoire de l’Islam. Elle révèle l’esprit individualiste de l’Arabe, en même temps qu’elle laisse apparaître le germe du mal qui, plus tard, contribuera à la ruine de l’Empire des Califes.

La période qui s’écoule entre la mort de Mahomet (632) et celle d’Othman (656) est capitale pour les Arabes et pour l’Islam. Pendant ce court espace de vingt-quatre ans, les Bédouin poussés par la misère et par le désir du butin, sortent de leur pays et se ruent sur les territoires de civilisation greco-latine. En Perse, en Syrie, en Égypte, ils entrent en contact étroit avec des populations imprégnées d’hellénisme et de latinisme dont ils subissent l’influence. Ils sortent de la barbarie pour entrer dans la civilisation.

L’Islam qu’ils véhiculent dans leur ruée guerrière n’est alors qu’une pauvre croyance, nue comme le désert, vide comme le cerveau d’un Bédouin; mais cette croyance, qui n’est qu’un balbutiement de religion, n’est pas encore codifiée, arrêtée, fixée; elle ne repose que sur deux ou trois principes généraux entre lesquels il y a place pour tout un développement de sentiments religieux.

Les Arabes, incapables d’invention, ignorants et frustes n’apportent rien aux peuples qu’ils soumettent; ils leur empruntent tout : les méthodes de gouvernement, les connaissances scientifiques, les arts, les usages. Ils s’instruisent à leur école; ils se latinisent et s’hellénisent dans la très faible mesure où leur nature grossière le leur permet. L’Islam se charge de croyances étrangères, surtout d’emprunts chrétiens. Si cette oeuvre d’assimilation avait pu se poursuivre, si elle n’avait pas été arrêtée au deuxième siècle de l’hégire par les Califes abbassides, les Arabes se seraient complètement latinisés et l’Islam se serait fondu dans la religion chrétienne. Mais, de leur contact avec la civilisation greco-latine et avec le christianisme, les Arabes et l’Islam ont conservé comme un reflet de splendeur qui a donné l’illusion d’une civilisation propre et qui a fait croire à une originalité qu’ils n’ont jamais possédée. Néanmoins, ces apports étrangers étaient si peu conformes à l’esprit arabe, qu’ils provoquèrent une réaction hostile qui, à partir du deuxième siècle de l’hégire, tendit farouchement à purifier l’Islam et à le ramener à sa nudité primitive. C’est cette réaction qui entraîna dans la barbarie les peuples soumis aux Arabes et qui étouffa les derniers efforts de la civilisation gréco-latine.

(1) AL SOHEILI
(2) SYLVESTRE DE SACY.- Vie de Mahomet.
(3) DOZY.- Ouvrage cité p. 31.
(4) KORAN.- Chapitre 24 Voir une note de Kasimirsky dans traduction du Koran p. 280.
(5) TABARI.- Annales musulmanes.
(6) AL BEIDAWI et ABOULFEDA.- Vie de Mahomet.
(7) CH. MILLS.- Histoire du Mahométisme.
(8) DOZY. – p. 36.37.
(9) ABOU-ISMAIL AL BACRI.- Fotouh ech Cham.
(10) NOEL DESVERGERS.- Histoire de l’Arabie.
(11) OCKLEY.- Histoire des Sarazins. P. 253
SEDILLOT.- Histoire des Arabes. P .137.
(12) TH. NOELDEKE.- Histoire des Perses et des Arabes au temps des Sassanides.
(13) EL MACIN.
(14) KREMER.- Histoire du Khalifat.
(15) DOZI.- Essai sur l’Histoire de l’Islamisme.
(16) LEBEAU.- Histoire du Bas-Empire.
(17) OCKLEY.- Conquête de la Syrie, de la Perse et de l’Egypte par les Sarazins.
(18) SEDILLOT.- Histoire des Arabes. P. 135.
(19) ES-SOYOUTY.- Histoire des Khalifes.
(20) CH.MILLS.- Histoire du Mahométisme.
(21) AL WAKEDI.
(22) THEOPOHANE. CHRON.
(23) AL WAKEDI.
(24) MALCOM.- Histoire de la Perse.
(25) SEDILLOT.- Histoire des Arabes.
(26) QOT’ B EDDIN MOHAMMED EL MEKI.- Histoire de la Mekke.
(27) QOT EDDIN.- Histoire de la Mekke.
(28) QOT’B EDDIN MOHAMMED EL-MEKKI.- Histoire de la Mekke.
(29) DOZY.- Ouvrage cité, p.45.
(30) DOZY.- p. 47.
(31) ES-SAMHOUDI.- Histoire de Médine.
(32) TABARI.- Annales.
(33) AL WAKEDI.
(34) DIEHL.- l’Afrique Byzantine.
(35) SEDILLOT.- p. 160.
(36) DOZY.- Essai sur l’Histoire de l’Islamisme.
(37) CH.MILLS.- Histoire du Mahométisme.
(38) MASOUDI et KHAHRASTANI.

CHAPITRE VII (7)

décembre 1, 2007

L’Islam sous les Ommeyades. -La République théocratique devient une monarchie mili­taire. – Le Califat s’établit à Damas où il subit l’influence syrienne, c’est-à-dire gréco­-latine. – Les rivalités qui divisaient la Mecque et Médine éclatent entre ces deux villes et Damas. – La conquête du Moghreb, puis celle de l’Espagne sont réalisées grâce à la complicité des autochtones, désireux de se débarrasser des Grecs et des Wisigoths. -La conquête de la Gaule échoue à cause de l’opiniâtre énergie des Francs et marque la fin de l’expansion musulmane. – La dynastie Ommeyade s’éteint dans les orgies de la déca­dence byzantine et fait place à la dynastie des Abbassides.

Avec Moawiah, commence la dynastie des Ommeyades. La lutte d’influence se déplace. Les grandes familles mekkoises ont émigré en Syrie où, grâce au nouveau Calife, elles béné­ficient de toutes les faveurs. Ce sont les Korei­chites mekkois qui, de Damas, gouvernent l’Islam. Les Médinois, c’est-à-dire le parti desvieux musulmans,descroyants rigides, fidèle­ment attachés à la doctrine, de Mahomet, ne luttent plus contre La Mecque, mais contre Damas, ou plutôt contre l’influence syrienne. Car si les Koreichites mekkois, émigrés à Damas, détiennent le pouvoir nominal, ce sont, en réalité, les Syriens qui l’exercent, c’est-à-dire des non arabes, des convertis de fraîche date, qui n’ont, reçu de l’Islam qu’une empreinte super­ficielle. Et comme les Syriens sont de civilisation gréco-latine, c’est en définitive contre cette civilisation que luttent les représentants de l’esprit arabe.

Les Syriens se sont repris. D’abord traités en parias, sous le Califat d’Omar, ils jouissent avec Moawiah des libertés les plus étendues (1).

Gens habiles, d’un esprit délié, d’une conscience peu chargée de scrupules, s’adaptant aux cir­constances avec une merveilleuse souplesse, ils se sont ralliés de bonne grâce à l’Islam, parce que leur conversion leur permet de jouir des mêmes droits que le vainqueur; mais ils ont conservé intactes, sous la façade musulmane, leurs habitudes et leur mentalité. Et comme ils sont seuls capables, par leurs connaissances et leur culture gréco-latine, de tenir les emplois administratifs, ce sont eux qui gouvernent pour le compte du conquérant. Leur activité ne s’ar­rêté pas à ce rôle.

(1) G.WEIL.- Histoire des Califes.

Héritiers de la civilisation byzantine, d’une culture incomparablement supérieure à celle des arabes, ayant fourni à Rome la famille des empereurs, dits Syriens, qui régnèrent depuis Septime Sévère jusqu’à Alexandre Sévère, au courant de toutes les conquêtes scientifiques, artistiques et philosophiques des sociétés gréco­latines, ils exercent, dans tous les ordres de la pensée, une influence considérable.

A Damas, on connaissait la plupart des auteurs grecs et latins ; beaucoup les lisaient dans les textes originaux, mais de nombreuses traductions syriaques les avaient mis à la portée du vulgaire. On se passionnait pour les théories des philosophes.

Avant l’invasion arabe, au temps du Christianisme, on contreversait sur les subtilités les plus alambiquées de la métaphysique religieuse. On ratiocinait sur la nature humaine et la nature divine du Christ; à Damas, on était monophysite, c’est-à-dire qu’on estimait que la distinction entre les deux natures était impossible, parce que la divine avait absorbé l’humaine (1).

Les architectes tyriens, en combinant l’art grec avec l’art perse, avaient créé ce qu’on est convenu d’appeler l’art byzantin. Ce sont eux, notamment, qui construisirent les premières coupoles. Celle de Sainte-Sophie (532) est due au Syrien Anthémios de Tralles.

On juge à quel degré de culture intellectuelle étaient parvenus les Syriens et combien ils étaient supérieurs aux conquérants arabes, guerriers rudes et grossiers, uniquement préoccupés de jouir de la vie sans s’inquiéter de ce qu’en pensaient les philosophes.

Les Syriens firent l’éducation du vainqueur; ils enseignèrent au Bédouin ignorant les sciences et les arts de la Grèce ; le Bédouin ne comprit pas tout; son cerveau n’était pas encore assez souple; il ne retint de cet enseignement que ce qui lui était accessible, mais ce qu’il en retint était d’essence exclusivement gréco-latine; ce qu’il apprit, ce fut la civilisation gréco-latine, assimilée par des Syriens, c’est-à-dire déformée, dans une certaine mesure, par la mentalité orientale.

Les Arabes émigrés en Syrie subirent plei­nement cette influence étrangère. Êtres primitifs, ils furent d’abord séduits par la science du luxe, du bien-être et de l’élégance de cette société raffinée. Les habitations confortables, les thermes, la nourriture choisie, les parures, les parfums, les voluptés perverses leur procurèrent des jouissances qu’ils n’avaient jamais soupçonnées. Ils ne résistèrent pas à la tentation d’imiter les Syriens et de vivre comme eux. Le Calife leur donnait l’exemple de cette adaptation. Moawiah était un bédouin intelligent, doublé d’un jouisseur. Du temps où il était gouverneur du pays, sous le Califat d’Omar, il en avait adopté les moeurs. Élevé au pouvoir suprême, il continua un genre d’existence qui répondait à ses goûts. La cour musulmane de Damas devint semblable à l’ancienne cour byzantine ; elle copia, quelquefois jusqu’à la caricature, son élégance, son luxe, ses plaisirs. On peut dire que la Syrie fut le tombeau de l’énergie arabe. Les Bédouins s’y affinèrent y gagnèrent une certaine culture ; ils y perdirent leur sobriété et leur endurance. La civilisation byzantine poursuivit son évolution sous la domination musulmane et le Bédouin conquérant, incapable, par son ignorance, d’exercer une direction quelconque sur cette évolution, ne put que l’admirer de loin et d’en bas (2).

Cette société arabo-syrienne formait un singulier contraste avec celle de Médine. Dans cette ville, c’était la société musulmane, telle que l’avait conçue Mahomet ou, du moins, telle que la concevaient, par une interprétation peut-être trop étroite et trop rigoureuse des prescriptions du Prophète, ses disciples intransigeants. En Syrie, c’était une société byzantine, derrière une façade musulmane. Les deux sociétés ne pouvaient ni se comprendre, ni s’aimer. La lutte violente qui avait, jadis, divisé l’Islam, par la rivalité de La Mecque et de Médine, se poursuivit par l’hostilité exaspérée de Médine contre Damas.

Les Médinois placèrent leur espoir dans la personne de Hasan, fils d’Ali, qui avait été proclamé Calife à Koufah ; mais ce jeune homme, enfant dégénéré du plus noble représentant de l’Islam, n’était qu’un efféminé, menant au milieu de ses femmes et de ses favoris, une vie de débauches et de basses voluptés. Il se serait volontiers contenté de jouir de sa situation ; mais ses partisans, parmi lesquels ledéfenseurKaïs, fils de Saâd, un fanatique farouche, l’obligèrent à lalutte. Il s’y résigna à contre coeur et il la mena avec une telle indolence et une si insigne maladresse que ses troupes furent bientôt décimées. Il est même probable que ce lâche individu tenta de s’assurer l’avenir en traitant secrètement avec Moawiah. Il prit, dans tous les cas, prétexte du premier échec pour conclure un arrangement avec son rival ; il abandonnait ses prétentions au Califat, moyennant une pension magnifique.

Kaïs dut regagner l’Arabie avec quelques partisans fidèles; il se réfugia à Médine dont les habitants, découragés, ne pouvant lutter ouvertement contre le Calife, durent déguiser leurs ressentiments, dans l’attente de temps meilleurs. (661) (3)

Moawiah, débarrassé des soucis de la guerre intérieure, continua son existence de luxe et de fêtes. Comme il fallait beaucoup d’argent pour mener ce train fastueux, il s’occupa d’en arracher aux vaincus. Les circonstances lui imposèrent un rôle d’administrateur ; il s’enacquitta fort habilement. Il confia le gouvernement de l’Égypte à son fidèle Amrou qui se chargea de pressurer la population. Il entreprit même quelques conquêtes. Alors qu’il était gouverneur de la Syrie, il s’était emparé des îles de Crète, de Cos et de Rhodes (649). En 655, il avait détruit une fraction importante de la flotte de Constantin II, sur les côtes de la Lycie. Il eut l’idée d’attaquer Constantinople, mais ses efforts furent vains. Les Grecs avaient fait une découverte qui leur assurait dans la défensive une supériorité marquée sur leurs adversaires : le feu grégeois, qui leur permettait d’incendier à distance les vaisseaux et dont l’effet sur les assaillants était terrifiant. On peut dire que c’est le feu grégeois qui prolongea l’existence de l’empire byzantin.

Moawiah chercha d’un autre côté des succès plus faciles. Il envoya une armée dans la Byzacène (la Tunisie actuelle). Servie par les divisions des Berbères et par leur hostilité contre les Grecs, cette armée s’empara de cette province (665) (4)

Le Calife donna le gouvernement des territoires conquis à un musulman fanatique, Okba Ben Nafa. Poussé par le désir de faire du prosélytisme, celui-ci parcourut l’Afrique septentrionale, brûlant, égorgeant, saccageant. Il atteignit les rivages extrêmes du Maroc et l’on dit qu’emporté par l’enthousiasme religieux, trouvant sa tâche trop vite accomplie, il s’avança à cheval dans la mer, aussi loin qu’il put, s’écriant « Dieu de Mahomet si je n’étais retenu par les flots, j’irais porter la gloire de ton nom jusqu’aux confins de l’Univers! » (5)

On commettrait une erreur si l’on concluait de la conquête rapide du Moghreb que l’Islam disposait d’une force matérielle prodigieuse. Les troupes d’Okba comptaient à peine quelques milliers d’hommes, mais ces hommes avaient l’expérience de la guerre et ils voulaient du butin. Les soldats grecs, moins nombreux encore, étaient de valeur médiocre et les Berbères, qui formaient le fond de la population, leur étaient hostiles.

Ces mêmes Berbères, presque tous chrétiens, n’étaient pas très savants en matière dogmatique ; leur croyance se teintait volontiers de paganisme ; la plupart ne connaissaient que les grandes lignes de la religion chrétienne, mais ils ignoraient les détails du dogme et du culte. La raison en est simple : le latin était la langue religieuse et les Berbères de la campagne ne parlaient qu’un dialecte voisin du punique.

Saint Augustin a souvent insisté sur les difficultés que l’ignorance de la langue latine opposait à l’expansion du christianisme en Afrique (6).

Et comme les nombreuses sectes chrétiennes, divisées par des subtilités métaphysiques, jetaient encore, par leurs discussions, et leurs polémiques, la confusion dans les esprits, les populations des campagnes, incapables d’établir une distinction entre l’Islam et le Christianisme, prirent pour des chrétiens des gens qui leur parlaient d’un Dieu unique, du jour de la résurrection, d’un envoyé de Dieu et d’un livre révélé, tous vocables qui pouvaient aussi bien s’appliquer au Dieu de l’Évangile, au Christ et aux Saints Livres (7). Les Berbères accueillirent, donc tout d’abord les Musulmans sans hostilité ; certains virent en eux des chrétiens schismatiques; la plupart les regardèrent comme des libérateurs qui venaient les débarrasser des Grecs oppresseurs (8).

Plus tard, quand ils connurent mieux les Arabes et l’intransigeante tyrannie de la loi musulmane, ils changèrent d’avis; mais il n’était plus temps de résister. Croyant échapper aux Grecs, ils étaient tombés sous d’autres maîtres, aussi impitoyables et, par surcroît, fanatiques.

On reviendra plus amplement, dans la suite de cette étude, sur l’islamisation des Berbères.

Avant de mourir, Moawiah, conseillé par les Koreichites émigrés en Syrie, voulut rendre, au profit de sa famille, le Califat héréditaire. Afin d’éviter l’élection, pratiquée jusqu’alors, il désigna pour successeur son fils Yézid (679).

Fils d’une fière bédouine, élevé au désert dans la rude et dangereuse existence des nomades, brutal en paroles, Yézid dédaignait le faste des palais, l’étiquette des cours, la diplomatie hypocrite des raffinés (9). C’était un Bédouin orgueilleux, brutal, généreux, capable des pires violences et des plus folles libéralités, obéissant à ses instincts, n’ayant d’autre règle que la satisfaction de ses passions. Il aimait la chasse, les franches lippées, les femmes, le vin et le jeu. Il se souciait peu de religion. Il croyait tout juste assez en Dieu et à son prophète pour être musulman ; mais il ne fallait pas lui demander la stricte observation des prescriptions du Koran.

Comme il exprimait brutalement sa pensée, sans ménagement ni réticences et qu’il traitait de bigots hypocrites les fidèles croyants, il était tenu par les vieux musulmans de Médine pour un horrible païen. Ayant l’appui des Syriens qui voyaient en lui le digne héritier de Moawiah, un jeune fauve qu’ils comptaient bien apprivoiser, il se riait de l’indignation des dévots.

Ses débuts furent pénibles. Le Hedjaz et l’Irak, jugeant l’instant propice, se soulevèrent pour des raisons différentes : les paysans de l’Irak, qui n’avaient été soumis à l’Islam que par les pires violences, exécraient les Arabes dont les exactions les avaient ruinés ; ils auraient voulu échapper au lourd tribut exigé par le vainqueur et reconquérir leur liberté.

Les gens du Hedjaz prétendaient conserver le droit de proclamer le souverain, dans l’espoir de désignerun homme à eux et de maintenir à Médine le siège du Califat.

C’était la vieille opposition des Médinoiscontre Damas et contre les Ommeyades. Celle-ci s’était encore accrue par le dédain avec lequel Moawiah avait traité les provinces arabes. Il leur avait, imposé, des gouverneurs d’une inconcevable brutalité, tels que ce Ziad, son frère adoptif, qui escorté de bourreaux et d’espions, écrasait impitoyablement tout acte d’indiscipline.

C’est ainsi que le fils aîné d’Ali Hasan, l’ancien adversaire du Calife, avait été empoisonné à Médine ; qu’Aïcha, 1’intrigante veuve du Prophète avait été tuée ; que Héjer, personnage considérable de Koufah, trop dévoué àla cause des Alides, avait été exécuté, et qu’à Bassorah, huit mille rebelles avaient été exterminés en quelques mois. Enfin, les Médinois, toujours obstinés dans leur puritanisme intransigeant, n’admettaient pas que la plus haute dignité de l’Islam fut confiée à un prince qui n’était, à leur avis, musulman que de nom.

Les rebelles confièrent la défense de leur Cause à Hossein, second fils d’Ali; qui s’était signalé par son énergie et par sa haine des Ommeyades. Quand il avait appris l’avènement de Yézid, il s’était écrié : « Jamais je ne reconnaîtrai Yézid pour mon souverain ; c’est un ivrogne et un débauché, et il a pour la chasse une passion furieuse ».

D’un caractère impétueux, Hossein engagea la lutte avec plus de violence que d’habileté. Attiré dans un guet-apens, il fut tué (680).

Quand la nouvelle de sa mort parvint au Hedjaz, les musulmans sincères furent atterrés ; la protection divine semblait les abandonner ; ils se livraient au découragement, lorsque Abd’Allah, fils de ce Zobeïr qui avait été l’adversaire d’Ali, vint ranimer leur haine et se fit proclamer Calife à Médine. C’était une folie. Disposant de forces considérables, Yézid s’empara de cette ville et la traita avec une implacable rigueur. Il la livra au pillage pendant trois jours ; la mosquée, renfermant le tombeau de Mahomet, fut convertie en écurie, pour les chevaux des cavaliers ; les femmes furent violées; les enfants massacrés ou emmenés en esclavage. Quant aux survivants, ils ne furent épargnés qu’après s’être reconnus esclaves de Yézid et en lui laissant la libre disposition de leurs biens. L’ancienne noblesse mekkoise, émigrée en Syrie, se vengeait de la nouvelle noblesse religieuse de Médine.

Les Médinois durent se résigner à leur sort. Il en est cependant, d’âme fière et de foi ardente, qui préférèrent s’enfuir, plutôt que de se soumettre. Cherchant une patrie nouvelle, assez éloignée du vainqueur pour qu’ils pussent y vivreen pais, ils se réfugièrent dans le Moghreb où ils formèrent des communautés très actives. C’est dans ces communautés qu’il faut voir l’origine des zaouïas ou centres de propagande religieuse. Par leur pieuse obstination ces réfugiés exercèrent une forte influence sur les Berbères dont ils firent peu à peu la conquête morale. C’est à eux que certaines fractions des populations du Moghreb doivent leur attachement à l’Islam et leur fanatisme intransigeant.

Encore de nos jours, nulle part, dans les provinces du Dar-el-Islam, la religion musulmane n’est observée et pratiquée avec une pareille ferveur. C’est le vieil esprit médinois qui, chassé de l’Arabie, est resté, malgré les siècles, vivace parmi les Berbères.

Yézid se proposait de continuer son oeuvre de pacification ; la mort ne lui en laissa pas le temps (683).

Nouvelle période d’anarchie. Toutes les provinces sont, en effervescence. Chacune prétend choisir le Calife et, craignant d’être devancée, le désigne effectivement. Le Hedjaz nomme Abd’Allah, fils de Zobeïr, mais il manque de l’audace qui force les faveurs de la fortune. La Syrie choisit Moawiah II, fils de Yézid, mais fils d’un ivrogne, élevé dans les mœurs efféminées du palais, c’est un être débile qui n’ose pas affronter la lutte et qui, d’ailleurs, usé précocement par les plaisirs, mourut peu après. D’aucuns pensèrent à Walid, petit-fils d’Abou­Sophian et ancien gouverneur de Médine, mais la peste l’emporta. D’autres songèrent à Khalid, frère de Moawiah II, mais c’était un enfant. Même effervescence dans l’Irak, en Mésopotamie et en Égypte. Chaque ville élisait un Calife qu’elle destituait le lendemain, pour en nommer un autre. L’Islam allait sombrer dans l’anarchie, lorsque survint Hossein, le général de l’armée qui avait opéré dans le Hedjaz. Il arrivait avec un candidat : Merwan, fils de Hakem, cousin do Moawiah.

Une sorte de diète fut convoquée à Djabia pour examiner les droits de ce prétendant. On délibéra pendant quarante jours. On redoutait l’ami de Hossein :  » Si Merwan obtient le Califat, disait-on, nous serons ses esclaves ; il a dix fils, dix frères, dix neveux.  » (10). Mais Hossein disposait d’arguments décisifs : il avait l’armée. On dut souscrire à son choix toutefois, les Syriens, soucieux de leurs intérêts, exigèrent des garanties: le Calife dût s’engager solennellement à ne gouverner que d’après les conseils de ceux qui l’avaient nommé et, en outre, désigner comme successeur le jeune Khalid qui recevrait, en attendant, le gouvernement d’Émèse. (684).

Conseillé par Hossein, Merwan usa de la force. Il pacifia par le fer et par le feu la Syrie, la Mésopotamie, puis l’Égypte. Il allait s’occuper de l’Arabie, lorsque la mort l’emporta (684).

Son fils Abd-El-Malik, oubliant les engagements pris envers Khalid, fils de Yézid, se fit proclamer Calife (685). Les mouvements de révolte se renouvelèrent. La Mecque et Médine se soulevèrent, puis l’Irak, obstiné à recouvrer son indépendance, l’Irak où grouillaient toutes les hérésies, tous les schismes (11). L’Islam se teintait ici tantôt de Mazdéisme, tantôt de Christianisme ; là, le Mazdéisme s’alliait au Christianisme; ailleurs, les trois religions se confondaient : l’Irak était une Babel de croyances et de dogmes (12); les fanatiques, prêts au martyre, y côtoyaient les incrédules; les austères croyants voisinaient avec d’aimables épicuriens. Il en résultait des luttes ardentes à la faveur desquelles l’anarchie épuisait le pays.

Abd-El-Malik: rétablit l’ordre par d’énergiques moyens. En 690, il avait réussi à s’imposer aux provinces orientales de l’Empire.

Restait le Hedjaz, toujours en révolte contre Damas. Cette fois, c’était La Mecque, qui, sous l’impulsion d’Abd’Allah, fils de Zobeïr, dirigeait le mouvement. Abd-El-Malik envoya contre elle un certain Hadjadj, ancien maître d’école, devenu par faveur chef de l’armée (13). Hadjadj assiégea la ville sainte. C’était, aux yeux des croyants, un sacrilège; il s’en inquiétait peu. Abd’Allah résista pendant huit mois ; puis, découragé, il parlait de se rendre. Sa mère, une farouche bédouine, l’en dissuada avec des paroles d’une fierté romaine :
-Ma mère, lui dit-il un jour, mes amis m’abandonnent et mes ennemis m’offrent encore des conditions fort acceptables. Que me conseil­lez-vous de faire ?
– Mourir, répondit-elle.Mais je crains, si tombe sous les coups des Syriens, qu’ils ne sevengent sur mon corps…
– Et que t’importe ? La brebis égorgée souffre-t-elle donc si on l’écorche ?

Cesrudes paroles firent monter la rougeur de la honte au front d’Abd’Allah : il se hâta d’assurer à sa mère qu’il partageait, ses sentiments et qu’il n’avait eu d’autre dessein que de l éprouver. Peu d’instants après, s’étant armé de pied en cap, il revint auprès d’elle pour lui dire un dernier adieu. Elle le serra sur son cœur; sa main rencontra une cotte de maille.
– Quand on est décidé à mourir on n’a pas besoin de cela, dit-elle.
– Je n’ai revêtu cette armure que Pour vous inspirer quelque espoir, répliqua-t-il, un peu déconcerte.
-J’aï dit adieu à l’espoir ; ôte cela !
Il obéit : après avoir prié dans la Kaaba, ce héros sans héroïsme se jeta sur les ennemis et mourut honorablement. Sa tête fut envoyée à Damas et son corps, attachéà un gibet, dans une position renversée (14).

Damas restait la capitale de l’empire. La Mekke et Médine durent se résigner à n’être que des centres religieux.

Hadjadj pacifia ensuite l’Irak, le Khorasan et le Sedjestan. Abd-El-Malik put savourer en paix les joies du pouvoir suprême. Continuant lestraditions de ses prédécesseurs, il adopta le faste des empereurs byzantins. Son entourage l’imita. Au contact des sceptiques, la foi s’émoussa. Le Koran était toujours considéré comme le code unique, mais on négligeait d’observer ses prescriptions. Les Califes donnaient l’exemple de l’indifférence. Yézid buvait du vin, malgré la défense expresse du Prophète. Abd-El-Malik frappa des monnaies sur lesquelles il se fil représenter ceint d’une épée. Ces penchants, exagérés par les courtisans, furent suivis du plus grand nombre. On en vint à mépriser des pratiques trop sévères. Au contact de tant de peuples divers : Grecs, Syriens, Perses, Égyptiens, Berbères, l’Islam perdit sa pureté primitive. Ses principes s’altérèrent. Des sectes, qui empruntaient leurs idées aux doctrines des philosophes et des religions étrangères, naquirent un peu partout, interprétant de cent façons différentes les dogmes musulmans. Il en résulta un prodigieux mélange de croyances et de superstitions qui se greffèrent sur l’Islam et en modifièrent l’inspiration première (15). Cette influence des peuples étrangers sur les Arabes a une importance considérable. Elle sera étudiée avec plus de détail au cours de cet essai.

Avant de mourir, Abd-el-Malik, sachant tout ce qu’il devait a Hadjadj, le recommanda à son fils Walid : « Mon fils, lui dit-il, aie toujours le plus profond respect pour Hadjadj ; c’est à lui que tu dois le trône ; il est ton épée ; il est ton bras droit et tu as plus besoin de lui qu’il n’a besoin de toi (16). »

Walid, élevé au Califat sans opposition, s’occupa de pacifier l’Afrique. Obéissant à leur caractère versatile, les Berbères n’avaient pas tardé à se soulever contre les Arabes ; tout compte fait, ils leur préféraient les Grecs. Aussi, profilèrent-ils des difficultés suscitées aux Califes, parles divisions intérieures, pour s’unir à leurs anciens maîtres et se dresser contre les Musulmans.

Un des généraux de Walid, Hassan, envahit alors la Byzacène, pénétra dans Kairouan, fondée jadis par Okba, mais qui avait été reprise par les Berbères alliés aux Grecs, puis assiégea Carthage qu’il prit d’assaut et détruisit, après l’avoir mise à sac. Mais sa tache n’était pas terminée ; il fallait soumettre les Berbères des campagnes.

Ceux-ci,habituellement désunis, s’étaient, par extraordinaire, groupés à la voix d’une femme d’un grand prestige : La Kahina. Douée d’une énergie surhumaine, habile à profiter des moindres événements pour en tirer d’ingénieuses déductions, courageuse jusqu’à la témérité, elle exerçait un puissant ascendant sur les tribus qui se soulevèrentà son appel. Les circonstances étaient favorables. Après le sac de Carthage, les troupes de Hassan, chargées d’un fabuleux butin, se souciaient peu de courir de nouvelles aventures; elles voulaient jouir et le général victorieux dut les ramener en Égypte pour leur permettre de se débarrasser de leurs richesses (17).

Les Berbères, enhardis par cette retraite précipitée, mirent le pays au pillage. Hassan revint alors en Afrique, décidé à en finir avec la Kahina. Celle-ci, évitant habilement la bataille, cherchait à fatiguer l’ennemi par des escarmouches d’arrière-garde et à l’affamer en faisant le désert autour de lui ;  » Les Arabes, disait-elle, veulent s’emparer des villes, de l’or et de l’argent, taudis que nous, nous ne désirons posséder que des champs pour la culture et le pâturage. Je pense donc qu’il n’y a qu’un plan à suivre ; c’est de ruiner le pays afin de les décourager  » (18)

Par son ordre, les plantations d’arbres, vestiges des vergers romains, furent détruites, les maisons incendiées, les sources empoisonnées ou ravagées, si bien que ce territoire qui, depuis Tripoli jusqu’à Tanger, ne formait qu’un immense jardin semé de villages, fut converti en désert. (19)

Mais les Berbères étaient incapables d’une longue action, patiemment poursuivie en com­mun ; des rivalités les divisèrent et la Kahina, trahie, fut tuée (708).

Walid fit du Moghreb une province indépendante que peuplèrent bientôt les Musulmans émigrés d’Arabie, à la suite des querelles religieuses. Arabes et Berbères finirent par se mêler. L’analogie de leurs passions et de leurs moeurs renversa les barrières que n’avaient pu franchir les Romains, les Vandales et les Grecs, et les. Berbère devinrent les plus fermes appuis des armes musulmanes. Lorsque la guerre fuit portée en Espagne, quelques-uns, cependant, refusèrent dese mêler à la population arabe, et leurs descendants, sous le nom de Kabyles, vivent au­jourd’hui dans les montagnes de l’Algérie, conservant leur caractère national et leur haine de l’étranger.

Moussa ben Noceir, qui avait été nommé gouverneur du Moghreb dont il connaissait les populations pour avoir vécu au milieu d’elles, sut, par une politique habile, capter la confiance des Berbères (20). Mettant à profit leurs rivalités et leurs dissensions, il se servit des fractions dissidentes pour soumettre les autres. Puis il enrôla les meilleurs éléments dans ses troupes dont il accrut ainsi la puissance et le nombre. Disposant de forces considérables, il songea à les utiliser pour de nouvelles conquêtes. I,’Espagne le tentait. Il avait été amené à s’en occuper au cours des luttes qu’il avait dû soutenir près de Ceuta contre les Wisigoths. Ceux-ci, établis depuis le cinquième siècle, dans la péninsule ibérique, occupaient certains points du Moghreb-el-Aksa.

Une circonstance inattendue lui fit hâter l’exécution de son projet. Le comte Julien, gouverneur de Ceuta, désireux de se venger d’une offense, lui offrit, un jour, son aide et ses conseils. Moussa saisit l’occasion qui s’offrait. Il envoya en Espagne douze mille hommes, la plupart des volontaires berbères attirés par l’appât du butin et commandés par un des leurs, Tarik.

Il se passa pour ce pays ce qui ‘était passé, jadis, pour les provinces soumises à des gouvernements perse ou byzantin. Les populations, mécontentes de leur sort, accueillirent les musulmans comme des libérateurs.

L’Espagne, épuisée par une succession de gouvernements imprévoyants, était alors en pleine anarchie. Le mal datait de loin, du temps des derniers Césars. La population était divisée en cinq classes : les riches, les privilégiés de la fortune, gros propriétaires fonciers, vivant dans l’oisiveté du travail des métayers et des es­claves (21).

La plèbe des villes, la populace des émeutes redoutée à cause de son nombre et qui, exploitant la crainte qu’on avait d’elle, vivait, sans travailler, des distributions gratuites du gouvernement et des libéralités des riches.

Les curiales, petits propriétaires habitant les villes et qui étaient chargés de l’administration des affaires municipales. On avait confié ces fonctions à des gens aisés, parce que, à l’occasion, ils suppléaient de leurs deniers à l’insolvabilité des contribuables. Poste peu enviable, lourdes obligations ! Les curiales ne pouvaient même pas s’y dérober en donnant leur démission ou en vendant leurs biens, parce que leur charge était originaire et héréditaire et parce qu’il ne leur était pas permis d’aliéner ce qu’ils possédaient sans l’autorisation de l’Empereur, propriétaire du sol. Parfois, ces malheureux, las d’une existence intolérable, abandonnaient tout pour s’enfuir : on les réintégrait de force dans leur curie, si bien que la dignité de curiale, jadis considérée comme un privilège, équivalait à une disgrâce et à un châtiment (22).

La population des campagnes comprenait des colons et des esclaves. Le colonat était un moyen terme entre la condition libre des propriétaires et celle des esclaves. Les colons, sortes de métayers, rendaient au possesseur de la terre une portion déterminée de la récolte ; ils pouvaient contracter mariage et posséder, mais ils ne pouvaient pas aliéner leurs biens sans le consentement du patron. Ils payaient à l’Etat une contribution personnelle, devenue très lourde par suite des besoins sans cesse croissants des empereurs et du parasitisme des populations urbaines. Ils étaient passibles, comme les esclaves, de peines corporelles et il leur était interdit de changer de condition. Esclaves non pas d’un homme, mais du sol, ils étaient attachés aux champs qu’ils cultivaient par un lien indissolublement héréditaire, le propriétaire ne pouvant disposer des champs sans les colons, ni des colons sans leurs champs (23).

Quant aux esclaves, leur condition est trop connue, pour qu’il soit nécessaire de la rappeler.

Tout cela formait un ensemble fragile, parce que les individus, à part les riches, d’ailleurs peu nombreux, n’avaient aucun intérêt au maintien du régime. Les curiales, les colons et les esclaves étaient trop malheureux pour ne pas espérer une amélioration de condition par un changement de gouvernement. Quant à la populace des villes, habituée à vivre en parasite, elle comptait bénéficier de ce privilège sous tous les régimes et la perspective de troubles, propices au pillage, ne pouvait que lui sourire. Aussi, lorsque les barbares voulurent pénétrer en Espagne, ne rencontrèrent-ils aucune opposition sérieuse. « A l’approche des Barbares qui avançaient, sombres, irrésistibles, inévitables, on cherchait à s’étourdir sur le péril par des orgies, à s’exalter le cerveau par le délire de la débauche. Pendant que l’ennemi franchissait les portes de leur ville, les riches, ivres et gorgés de mets, dansaient, chantaient ; leurs lèvres tremblantes allaient cherchant des baisers sur les épaules nues des belles esclaves et la populace, comme pour s’accoutumer à la vue du sang et s’enivrer des parfums du carnage, applaudissait des gladiateurs qui s’entrégorgeaient dans l’amphithéâtre. (24)

Les Vandales, les Wisigoths, les Suèves ravagèrent le pays : ils furent aidés dans leur couvre de destruction par les petits propriétaires ruinés, par les esclaves et par la populace des villes. Mais leur joug fut autrement pénible à supporter que l’autorité romaine. Les populations, spoliées, traitées en esclaves, soumises à des contributions de guerre excessives, détestèrent bientôt les envahisseurs, comme elles avaient détesté les Césars. Toutes les plaies de l’époque romaine subsistaient : la propriété aux mains de quelques privilégiés, l’esclavage, le servage général en vertu duquel des cultivateurs furent assignés à la terre (25). Les prêtres chrétiens, seuls, avaient gagné au change. Méprisés et raillés par les Romains sceptiques, ils étaient devenus les conseillers, les directeurs de conscience des Barbares; mais ils ne furent pas à hauteur des circonstances ; peut-être furent-ils débordés par le nombre; dans tous les cas, au lieu de modérer les instincts brutaux de ces derniers et de leur prêcher les sentiments élevés qui faisaient lagloire de l’Église opprimée, ils flattèrent leurs passions et leurs vices ; au lieu de condamner l’esclavage, ils possédèrent des esclaves. Parvenus au pouvoir, ils avaient oublié, les enseignements du Christ.

Sous les Wisigoths, l’Espagne était encore plus malheureuse que sous les Romains ; aussi, lorsque les troupes de Moussa apparurent et que les chefs musulmans eurent annoncé que ceux qui se soumettraient jouiraient des droits du vainqueur et ne paieraient que les impôts minimes prescrits par I’Islam, la population les accueillit-elle avec joie. Le roi des Wisigoths, Rodéric, abandonné de ses meilleurs auxiliaires, fut battu et tué à la première rencontre près de Xérès (711),Ce fut assez pour que l’empire vermoulu roulât soudainement. Les mécontents et les opprimés facilitèrent leur tâche aux envahisseurs.

Les serfs restèrent neutres, de peur de sauver leurs maîtres ; les juifs s’insurgèrent partout et se mirent à la disposition des musulmans (26). En 513, la péninsule était entièrement soumise.

En Espagne, ce fut la répétition de ce qui s’était passé en Syrie. La population ayant subi pendant plusieurs siècles l’influence latine avait atteint un haut degré de civilisation et possédait une culture intellectuelle incomparablement supérieure à celle des Arabes. La mauvaise administration des derniers Césars, les brutalités et les exactions des Wisigoths avaient paralysé son activité économique et créé un état d’anarchie peu favorable aux arts et aux sciences ; mais elle avait des aptitudes et des connaissances acquises qui lui permettaient de reconquérir rapidement, à la faveur d’un régime plus libéral, son ancienne prospérité.

Ce régime, le conquérant arabe le lui donna. Les impôts musulmans étaient minimes en comparaison de ceux des gouvernements précédents. La terre, arrachée à la classe riche qui détenait d’immenses propriétés, mal cultivées par des métayers et des esclaves mécontents de leur sort, fut équitablement répartie entre les habitants des campagnes. Elle fut travaillée avec ardeur par ses nouveaux possesseurs et produisit d’abondantes récoltes. Le commerce, délivré des entraves qui le paralysaient et allégé des lourdes contributions qui pesaient sur lui, se développa dans des proportions considérables. Les esclaves ayant, conformément aux prescriptions du Koran, la faculté de se racheter, moyennant le paiement d’une indemnité raisonnable, se mirent au labeur. Il en résulta un bien-être général qui fit, tout d’abord, accepter avec faveur la domination musulmane (27).

Les Arabes, incapables d’administrer eux-mêmes, se déchargèrent de ce souci sur les Espagnols. Comme en Syrie, ils adoptèrent les habitudes du vaincu plus civilisé qu’eux et se laissèrent amollir par le luxe et les raffinements de la décadence latine. Les lettres, les sciences et les arts purent être cultivés. Un nouveau foyer de civilisation s’alluma ou plutôt se ralluma, car c’était la flamme du génie gréco-latin qui, jaillissant de la cendre sous laquelle l’avait ensevelie la barbarie des Wisigoths, brillait à nouveau. Le gouvernement était arabe et musulman, mais la société, imprégnée des idées latines et chrétiennes, agissait sur le conquérant dont elle modifiait la mentalité. Dépourvu de toute culture intellectuelle, le vainqueur ne contribua d’aucune façon à ce renouveau; il le constata, sans pouvoir le diriger ni l’influencer. Quant à l’Islam, il ne gênait pas les individus.

Moussa s’inquiétait peu de religion et ses auxiliaires, la plupart Berbères, s’en souciaient encore moins. Peu au courant, d’ailleurs, des dogmes et des principes de la doctrine au nom de laquelle ils avaient conquis l’Espagne, ils laissèrent les habitants s’accommoder à leur guise des prescriptions du Livre sacré (28). Il en résulta un singulier mélange d’idées chrétiennes et musulmanes.

Cette tolérance qui indignait les pieux croyants de Médine, enrôlés dans l’armée conquérante fut dénoncée au Calife. Moussa et Tarik, accusés d’irréligion, furent rappelés en Syrie. Le premier fut disgracié, puis exilé à La Mecque où il termina misérablement ses jours ; le second fut gardé en Asie où on le pourvut d’un commandement.

Sous le Califat de Walid, l’Empire musulman s’agrandit considérablement. A la conquête de l’Espagne, il faut ajouter celle de la Tartarie et d’une partie de l’Inde. L’Islam régnait de l’Espagne à l’Himalaya.

Les successeurs de Walid ajoutèrent peu de chose à ces conquêtes. Son frère Soliman mourut prématurément après deux ans de règne (715-717).

Omar, cousin du précédent, inféodé aux Alides, s’attira la haine des Ommeyades et fut empoisonné (715-720).

Il fut remplacé par Yézid II, frère de Soliman. C’est sous ce Califat que les musulmans d’Espagne tentèrent la conquête de la Gaule. Là, pour la première fois, l’Islam éprouve un échec. Il n’est pas impossible d’en préciser les causes.

En Syrie, en Perse, en Égypte, dans le Moghreb, en Espagne, l’envahisseur avait été servi par la haine des autochtones contre des gouvernements étrangers. Byzantins, Sassanides, Wisigoths.

La situation de la Gaule était différente. Délivrée du joug romain, puis bouleversée au cinquième siècle par l’invasion barbare, elle, avait subi une longue période d’anarchie ; mais l’instinct de la conservation et peut-être un obscur sentiment d’ordre avaient amené les peuplades diverses qui s’y heurtaient en un prodigieux mélange, à se grouper selon leurs affinités et leurs intérêts.

Au moment de la ruée musulmane, le pays n’était pas soumis à un pouvoir étranger qui aurait fatalement créé des mécontents, prêts à la révolte, comme ce fut le cas pour les territoires asservis à la Grèce et à la Perse, mais divisé en provinces formant autant de petits peuples, satisfaits de leur sort, attachés à leur coutumes, prêts à défendre leur indépendance et, de plus, possédant de grandes qualités combatives et cette rudesse de mœurs qui fait les guerriers.

Ce fut une première cause d’échec pour les Arabes. Au lieu de trouver des gens bienveillants, les accueillant en libérateurs, ils se heurtèrent à des hommes, farouchement résolus à défendre leur liberté jusqu’à la mort (29). Quand ils eurent franchi les Pyrénées, ils éprouvèrent, pour envahir la Narbonnaise, une résistance acharnée de la part du duc d’Aquitaine, Eudes, soucieux de conserver ses privilèges.

Si l’invasion musulmane avait été plus rapide, elle aurait peut-être triomphé à la faveur de la surprise ; mais elle fut lente. La Narbonnaise fut comme un bouclier qui para les premiers coups, tandis que les autres provinces, averties du danger, se préparaient à la lutte.

Il semble aussi que les envahisseurs eurent des défaillances. Ils se laissèrent prendre aux charmes des femmes du Midi. Un de leurs chefs, Othman, épousa la fille d’Eudes et se révolta contre Abd-er-Ralmane ou Abderame, son général. Cette trahison et ces défaillances retardèrent l’avance des Arabes.

C’est en 719-720 qu’ils avaient traversé les Pyrénées ; en 724, ils guerroyaient encore dans la Narbonnaise ; en 725, ils avaient poussé une pointe en Bourgogne ; mais ils avaient dû revenir sur leurs pas et, en 730, ils luttaient pour s’emparer d’Avignon et de la Tarraconaise ; ce n’est qu’en 732 que, les provinces méridionales conquises, ils purent s’avancer vers le Nord où ils se heurtèrent aux Francs de Charles, fils de Pépin d’Héristal. Il leur avait fallu douze années d’efforts pour arriver à la bataille de Poitiers. Cette lenteur fut une deuxième cause d’échec.

Il faut également considérer que les Arabes et les Berbères se trouvaient dans une contrée nouvelle pour eux. La Gaule était alors un pays disgracié. Des siècles de labeur l’ont assainie et il est difficile d’imaginer aujourd’hui ce qu’était ce territoire coupé de rivières larges et profondes, de forêts impénétrables et de marécages. Le sol, imprégné d’eau comme une éponge, se creusait de fondrières où s’enlisaient chevaux et piétons. Le climat froid et humide dut éprouver ces hommes habitués à la douceur du ciel oriental et à la sécheresse de l’Arabie et du Moghreb. Campant sous la pluie et dans la boue, mal protégés par des vêtements faits seulement pour parer les ardeurs du soleil, ils furent atteints par la maladie ; les pâturages aux plantes marécageuses furent néfastes à leur cavalerie et quand ils durent, àPoitiers, livrer la bataille décisive contre les Francs, ils étaient incontestablement en état d’infériorité. Ce fut nue troisième cause d’échec.

Les Francs, guerriers robustes, habitués une vie rude sous un climat hostile, en lutte perpétuelle contre les hommes et contre la nature, n’étaient pas des efféminés comme les Byzantins, les Perses ou les Wisigoths. Indifférents aux blessures et à la mort, c’étaient de farouches combattants résolus à vaincre ou à mourir. Quand ils apparurent à Poitiers, bardés de fer, couverts de peaux de bêtes qui leur donnaient un aspect effrayant,, poussant des clameurs sauvages, ils terrifièrent les Arabes, et ce fut une quatrième cause d’échec.

Il en est une autre : Les envahisseurs étaient divisés : les vieilles querelles de l’Arabie les avaient suivis en Espagne. L’armée musulmane comprenait des émigrés de Médine, des partisans d’ A1i, des créatures des Ommeyades, des Berbères et des Wisigoths, tous gens incapables de s’entendre. Il y eut des rivalités et même des trahisons, témoin la défection d’Othman.

Pour toutes ces causes, les Musulmans furent vaincus à Poitiers ; leur découragement fut si grand, leur stupeur si profonde, qu’ils ne tentèrent même pas une revanche et qu’ils s’enfuirent nuitamment, laissant leurs bagages aux mains des Francs. La civilisation occidentale était sauvée.

Si l’Islam avait alors triomphé, la France serait aujourd’hui au niveau d’une province turque.

En quelques années, les Musulmans perdirent les places qu’ils tenaient dans le Midi et en 739, Charles Martel les chassaient définitivement du territoire.

Durant ces événements, le Calife Yézid II était mort (724) ; après quatre ans de règne, il avait été remplacé par son frère Hischam (724-743).

Chassés de la Gaule, les Musulmans d’Espagne pénétrèrent en Sicile, où les dissensions locales leur valurent des succès faciles. L’empire musulman avait atteint son apogée ; embrassant l’Asie et tout le bassin de la Méditerranée, il était plus grand que l’empire d’Alexandre et presque aussi étendu que l’empire romain ; mais, à cause de son immensité même, il était fragile, parce qu’il régnait sur des peuples trop dissemblables et parce qu’une conquête trop rapide ne lui avait pas permis de les plier à la discipline islamique. Au surplus, l’Arabe était trop dépourvu de culture intellectuelle pour exercer une influence sur des peuples qui lui étaient supérieurs parleurs connaissances acquises et par leurs traditions ; ce fut lui, au contraire traire, qui subit leur influence notamment en Syrie, en Égypte et en Espagne.

Pour administrer ce vaste empire, il aurait fallut des hommes d’une rare énergie et d’une intelligence supérieure ; or, la Syrie avait été fatale aux Califes. S’ils avaient respecté la civilisation du vaincu, ils avaient adopté ses moeurs dissolues et ils s’étaient amollis dans le luxe et les voluptés de la décadence byzantine.

Le successeur de Hischam, Walid II (743), était un efféminé de la plus basse espèce. Son indifférence religieuse était si grande, qu’il n’assistait même pas à la prière publique – devoir sacré pour un Calife – et qu’il se moquait ouvertement du Koran. (30) Les gens de Damas qui, cependant, n’étaient pas des croyants bien austères, refusèrent de le reconnaître et proclamèrent un autre Ommeyade, Yézid III (743). Walid II fut tué au cours d’une escarmouche.

En l’absence d’un souverain énergique, capable de s’imposer, les compétitions se multiplièrent. Un petit-fils du célèbre Merwan I, qui s’appelait aussi Merwan, voulut tenter la fortune ; il marcha sur Damas. Quand il y arriva, Yézid III venait de mourir et Merwan n’eût qu’à prendre sa place.

Mais les petits-fils d’Abbas qui prétendaient descendre en ligne directe de l’oncle paternel du Prophète et qui avaient repris pour leur compte les prétentions des Alides, s’agitèrent de leur côtépour s’emparer du pouvoir. C’était la vieille lutte qui se rallumait. Le gouverneur du Khorassan, Abou-Maslem, souleva les populations et arborant sur son palais de Mérou le, drapeau noir des Abbassides, fit proclamer Calife, d’abord Mohammed, arrière petit-fils d’Abbas, puis à la mort de celui-ci, son fils Ibrahim.

Il y avait deux Califes. Merwan fit assassiner Ibrahim, mais Ahoul-Abbas, frère de ce dernier, prit sa place et marcha contre Merwan. La bataille tournait en faveur des Ommeyades, lorsqu’un incident imprévu renversa les chances.

Au moment où l’armée abbasside lâchait pied, Merwan descendit de cheval pour se reposer ; la bête effrayée se précipita dans la mêlée et les combattants ommeyades, croyant leur chef tué, prirent la fuite. Les Abbassides triomphèrent ; Merwan se réfugia en Égypte où il fut tué.

Les Abbassides exercèrent de dures représailles sur les vaincus. Les descendants du Prophète se vengeaient enfin de ceux qu’ils avaient tou­jours considérés comme des usurpateurs. Les parents et les favoris de l’ancien Calife ommeyade furent massacrés impitoyablement. Un petit-fils d’ Hachem eut un pied et une main coupés ; ainsi mutilé, il fut promené sur un âne, par les villes de Syrie, accompagné d’un héraut qui le montrait comme une bête sauvage en criant: «Voici Aban, fils de Moawiah celui qu’on nommait le chevalier le plus accompli des Ommeyades ». La princesse Abda, fille de Hicham, fut poignardée. A Damas, les exécutions furent nombreuses. En un seul jour, quatre-vingt-dix chefs ommeyades furent décapités. Ces sanglantes représailles valurent à leur auteur Aboul-Abbas le surnom de El Saffah, le sanguinaire.

Ainsi finit la dynastie des Ommeyades. L’Islam lui devait beaucoup ; elle avait édifié sa puissance. Exempte de fanatisme, elle avait laissé quelque liberté aux peuples vaincus et elle avait ainsi permis en Syrie, en Égypte et en Espagne, à la civilisation gréco-latine, de pousser de nouvelles fleurs. Les Ommeyades, instruits, policés par les Syriens, furent dans une certaine mesure et peut-être inconsciemment, les continuateurs des empereurs byzantins. Comme tels, ils méritent quelque reconnaissance. Avec leurs successeurs, les Abbassides, commence la réaction du fanatisme étroit contre la liberté de conscience ; c’est le règne de la piété aveugle et des persécutions ; et c’est aussi la réaction de l’esprit arabe, ignorant et grossier, contre la culture gréco-latine.

L’Islam y gagna peut-être ; la civilisation y perdit à coup sûr.

(1) LEDEAU.- Histoire du Bas-Empire.
(2) G.WEIL.- Histoire des Califes.
(3) ES-SAMHOUDI.- Histoire de Médine.
(4) DIEHL.- L’Afrique byzantine.
(5) ABB-ER-RAHMAN Ibn Abd-El-Hakem, le plus ancien historien de l’invasion musulmane dans le Moghreb.
(6) SAINT-AUGUSTIN.- Sermon 25. Id De Moribus Manichoeorum. C.19.
(7) H.RITTER.- Histoire de la philosophie chrétienne.
(8) IBN ADHARI.- Histoire de l’Afrique et de l’Espagne.
(9) G.WEIL.- Histoire des Califes.
(10) IBN-KHALDOUN
(11) GOBINEAU. – Les religions et philosophies de l’Asie centrale.
(12) SYLVESTRE DE SACY. – Exposé de la religion des Druses.
(13) IBN-KOTAIBA.
(14) IBN-KOTAIBA.
(15) SYLVESTRE DE SACY. –Exposé de la religion des Druses.
(16) SOYOUTI, Tarikh et Kholafa.
(17) IBN ADHARI. – Histoire de l’Afrique et de l’Espagne.
(18) EL NOUEIRI. – Traduit par de Slane, en appendice à l’Histoire des Berbères.
(19) ABD EL RAHMAN IBN SAID et AL KAIROUANI.
(20) E. MERCIER. – Histoire de l’Afrique septentrionale.
(21) DOZY. – Histoire des Musulmans d’Espagne.
(22) SISMONDI. – Histoire de la chute de l’Empire Romain. T.1, p. 50.
(23) GIROUD. – Essai sur l’Histoire du Droit français au Moyen Age. T1. p.147.
(24) SALVIEN. – Livre, 6.
(25) BUREAU DE LA MALLE. – Economie politique des Romains. T. II, p.54.
(26) DOZY. – Ouvrage cité p. 35.
(27) DOZY. – Ouvrage cité.
(28) DE CASTRIES. L’Islam, p. 85.
(29) MICHELET. – Histoire de France.
(30) EBN-SHONAH.