L’Islam sous les Ommeyades. -La République théocratique devient une monarchie militaire. – Le Califat s’établit à Damas où il subit l’influence syrienne, c’est-à-dire gréco-latine. – Les rivalités qui divisaient la Mecque et Médine éclatent entre ces deux villes et Damas. – La conquête du Moghreb, puis celle de l’Espagne sont réalisées grâce à la complicité des autochtones, désireux de se débarrasser des Grecs et des Wisigoths. -La conquête de la Gaule échoue à cause de l’opiniâtre énergie des Francs et marque la fin de l’expansion musulmane. – La dynastie Ommeyade s’éteint dans les orgies de la décadence byzantine et fait place à la dynastie des Abbassides.
Avec Moawiah, commence la dynastie des Ommeyades. La lutte d’influence se déplace. Les grandes familles mekkoises ont émigré en Syrie où, grâce au nouveau Calife, elles bénéficient de toutes les faveurs. Ce sont les Koreichites mekkois qui, de Damas, gouvernent l’Islam. Les Médinois, c’est-à-dire le parti desvieux musulmans,descroyants rigides, fidèlement attachés à la doctrine, de Mahomet, ne luttent plus contre La Mecque, mais contre Damas, ou plutôt contre l’influence syrienne. Car si les Koreichites mekkois, émigrés à Damas, détiennent le pouvoir nominal, ce sont, en réalité, les Syriens qui l’exercent, c’est-à-dire des non arabes, des convertis de fraîche date, qui n’ont, reçu de l’Islam qu’une empreinte superficielle. Et comme les Syriens sont de civilisation gréco-latine, c’est en définitive contre cette civilisation que luttent les représentants de l’esprit arabe.
Les Syriens se sont repris. D’abord traités en parias, sous le Califat d’Omar, ils jouissent avec Moawiah des libertés les plus étendues (1).
Gens habiles, d’un esprit délié, d’une conscience peu chargée de scrupules, s’adaptant aux circonstances avec une merveilleuse souplesse, ils se sont ralliés de bonne grâce à l’Islam, parce que leur conversion leur permet de jouir des mêmes droits que le vainqueur; mais ils ont conservé intactes, sous la façade musulmane, leurs habitudes et leur mentalité. Et comme ils sont seuls capables, par leurs connaissances et leur culture gréco-latine, de tenir les emplois administratifs, ce sont eux qui gouvernent pour le compte du conquérant. Leur activité ne s’arrêté pas à ce rôle.
(1) G.WEIL.- Histoire des Califes.
Héritiers de la civilisation byzantine, d’une culture incomparablement supérieure à celle des arabes, ayant fourni à Rome la famille des empereurs, dits Syriens, qui régnèrent depuis Septime Sévère jusqu’à Alexandre Sévère, au courant de toutes les conquêtes scientifiques, artistiques et philosophiques des sociétés grécolatines, ils exercent, dans tous les ordres de la pensée, une influence considérable.
A Damas, on connaissait la plupart des auteurs grecs et latins ; beaucoup les lisaient dans les textes originaux, mais de nombreuses traductions syriaques les avaient mis à la portée du vulgaire. On se passionnait pour les théories des philosophes.
Avant l’invasion arabe, au temps du Christianisme, on contreversait sur les subtilités les plus alambiquées de la métaphysique religieuse. On ratiocinait sur la nature humaine et la nature divine du Christ; à Damas, on était monophysite, c’est-à-dire qu’on estimait que la distinction entre les deux natures était impossible, parce que la divine avait absorbé l’humaine (1).
Les architectes tyriens, en combinant l’art grec avec l’art perse, avaient créé ce qu’on est convenu d’appeler l’art byzantin. Ce sont eux, notamment, qui construisirent les premières coupoles. Celle de Sainte-Sophie (532) est due au Syrien Anthémios de Tralles.
On juge à quel degré de culture intellectuelle étaient parvenus les Syriens et combien ils étaient supérieurs aux conquérants arabes, guerriers rudes et grossiers, uniquement préoccupés de jouir de la vie sans s’inquiéter de ce qu’en pensaient les philosophes.
Les Syriens firent l’éducation du vainqueur; ils enseignèrent au Bédouin ignorant les sciences et les arts de la Grèce ; le Bédouin ne comprit pas tout; son cerveau n’était pas encore assez souple; il ne retint de cet enseignement que ce qui lui était accessible, mais ce qu’il en retint était d’essence exclusivement gréco-latine; ce qu’il apprit, ce fut la civilisation gréco-latine, assimilée par des Syriens, c’est-à-dire déformée, dans une certaine mesure, par la mentalité orientale.
Les Arabes émigrés en Syrie subirent pleinement cette influence étrangère. Êtres primitifs, ils furent d’abord séduits par la science du luxe, du bien-être et de l’élégance de cette société raffinée. Les habitations confortables, les thermes, la nourriture choisie, les parures, les parfums, les voluptés perverses leur procurèrent des jouissances qu’ils n’avaient jamais soupçonnées. Ils ne résistèrent pas à la tentation d’imiter les Syriens et de vivre comme eux. Le Calife leur donnait l’exemple de cette adaptation. Moawiah était un bédouin intelligent, doublé d’un jouisseur. Du temps où il était gouverneur du pays, sous le Califat d’Omar, il en avait adopté les moeurs. Élevé au pouvoir suprême, il continua un genre d’existence qui répondait à ses goûts. La cour musulmane de Damas devint semblable à l’ancienne cour byzantine ; elle copia, quelquefois jusqu’à la caricature, son élégance, son luxe, ses plaisirs. On peut dire que la Syrie fut le tombeau de l’énergie arabe. Les Bédouins s’y affinèrent y gagnèrent une certaine culture ; ils y perdirent leur sobriété et leur endurance. La civilisation byzantine poursuivit son évolution sous la domination musulmane et le Bédouin conquérant, incapable, par son ignorance, d’exercer une direction quelconque sur cette évolution, ne put que l’admirer de loin et d’en bas (2).
Cette société arabo-syrienne formait un singulier contraste avec celle de Médine. Dans cette ville, c’était la société musulmane, telle que l’avait conçue Mahomet ou, du moins, telle que la concevaient, par une interprétation peut-être trop étroite et trop rigoureuse des prescriptions du Prophète, ses disciples intransigeants. En Syrie, c’était une société byzantine, derrière une façade musulmane. Les deux sociétés ne pouvaient ni se comprendre, ni s’aimer. La lutte violente qui avait, jadis, divisé l’Islam, par la rivalité de La Mecque et de Médine, se poursuivit par l’hostilité exaspérée de Médine contre Damas.
Les Médinois placèrent leur espoir dans la personne de Hasan, fils d’Ali, qui avait été proclamé Calife à Koufah ; mais ce jeune homme, enfant dégénéré du plus noble représentant de l’Islam, n’était qu’un efféminé, menant au milieu de ses femmes et de ses favoris, une vie de débauches et de basses voluptés. Il se serait volontiers contenté de jouir de sa situation ; mais ses partisans, parmi lesquels ledéfenseurKaïs, fils de Saâd, un fanatique farouche, l’obligèrent à lalutte. Il s’y résigna à contre coeur et il la mena avec une telle indolence et une si insigne maladresse que ses troupes furent bientôt décimées. Il est même probable que ce lâche individu tenta de s’assurer l’avenir en traitant secrètement avec Moawiah. Il prit, dans tous les cas, prétexte du premier échec pour conclure un arrangement avec son rival ; il abandonnait ses prétentions au Califat, moyennant une pension magnifique.
Kaïs dut regagner l’Arabie avec quelques partisans fidèles; il se réfugia à Médine dont les habitants, découragés, ne pouvant lutter ouvertement contre le Calife, durent déguiser leurs ressentiments, dans l’attente de temps meilleurs. (661) (3)
Moawiah, débarrassé des soucis de la guerre intérieure, continua son existence de luxe et de fêtes. Comme il fallait beaucoup d’argent pour mener ce train fastueux, il s’occupa d’en arracher aux vaincus. Les circonstances lui imposèrent un rôle d’administrateur ; il s’enacquitta fort habilement. Il confia le gouvernement de l’Égypte à son fidèle Amrou qui se chargea de pressurer la population. Il entreprit même quelques conquêtes. Alors qu’il était gouverneur de la Syrie, il s’était emparé des îles de Crète, de Cos et de Rhodes (649). En 655, il avait détruit une fraction importante de la flotte de Constantin II, sur les côtes de la Lycie. Il eut l’idée d’attaquer Constantinople, mais ses efforts furent vains. Les Grecs avaient fait une découverte qui leur assurait dans la défensive une supériorité marquée sur leurs adversaires : le feu grégeois, qui leur permettait d’incendier à distance les vaisseaux et dont l’effet sur les assaillants était terrifiant. On peut dire que c’est le feu grégeois qui prolongea l’existence de l’empire byzantin.
Moawiah chercha d’un autre côté des succès plus faciles. Il envoya une armée dans la Byzacène (la Tunisie actuelle). Servie par les divisions des Berbères et par leur hostilité contre les Grecs, cette armée s’empara de cette province (665) (4)
Le Calife donna le gouvernement des territoires conquis à un musulman fanatique, Okba Ben Nafa. Poussé par le désir de faire du prosélytisme, celui-ci parcourut l’Afrique septentrionale, brûlant, égorgeant, saccageant. Il atteignit les rivages extrêmes du Maroc et l’on dit qu’emporté par l’enthousiasme religieux, trouvant sa tâche trop vite accomplie, il s’avança à cheval dans la mer, aussi loin qu’il put, s’écriant « Dieu de Mahomet si je n’étais retenu par les flots, j’irais porter la gloire de ton nom jusqu’aux confins de l’Univers! » (5)
On commettrait une erreur si l’on concluait de la conquête rapide du Moghreb que l’Islam disposait d’une force matérielle prodigieuse. Les troupes d’Okba comptaient à peine quelques milliers d’hommes, mais ces hommes avaient l’expérience de la guerre et ils voulaient du butin. Les soldats grecs, moins nombreux encore, étaient de valeur médiocre et les Berbères, qui formaient le fond de la population, leur étaient hostiles.
Ces mêmes Berbères, presque tous chrétiens, n’étaient pas très savants en matière dogmatique ; leur croyance se teintait volontiers de paganisme ; la plupart ne connaissaient que les grandes lignes de la religion chrétienne, mais ils ignoraient les détails du dogme et du culte. La raison en est simple : le latin était la langue religieuse et les Berbères de la campagne ne parlaient qu’un dialecte voisin du punique.
Saint Augustin a souvent insisté sur les difficultés que l’ignorance de la langue latine opposait à l’expansion du christianisme en Afrique (6).
Et comme les nombreuses sectes chrétiennes, divisées par des subtilités métaphysiques, jetaient encore, par leurs discussions, et leurs polémiques, la confusion dans les esprits, les populations des campagnes, incapables d’établir une distinction entre l’Islam et le Christianisme, prirent pour des chrétiens des gens qui leur parlaient d’un Dieu unique, du jour de la résurrection, d’un envoyé de Dieu et d’un livre révélé, tous vocables qui pouvaient aussi bien s’appliquer au Dieu de l’Évangile, au Christ et aux Saints Livres (7). Les Berbères accueillirent, donc tout d’abord les Musulmans sans hostilité ; certains virent en eux des chrétiens schismatiques; la plupart les regardèrent comme des libérateurs qui venaient les débarrasser des Grecs oppresseurs (8).
Plus tard, quand ils connurent mieux les Arabes et l’intransigeante tyrannie de la loi musulmane, ils changèrent d’avis; mais il n’était plus temps de résister. Croyant échapper aux Grecs, ils étaient tombés sous d’autres maîtres, aussi impitoyables et, par surcroît, fanatiques.
On reviendra plus amplement, dans la suite de cette étude, sur l’islamisation des Berbères.
Avant de mourir, Moawiah, conseillé par les Koreichites émigrés en Syrie, voulut rendre, au profit de sa famille, le Califat héréditaire. Afin d’éviter l’élection, pratiquée jusqu’alors, il désigna pour successeur son fils Yézid (679).
Fils d’une fière bédouine, élevé au désert dans la rude et dangereuse existence des nomades, brutal en paroles, Yézid dédaignait le faste des palais, l’étiquette des cours, la diplomatie hypocrite des raffinés (9). C’était un Bédouin orgueilleux, brutal, généreux, capable des pires violences et des plus folles libéralités, obéissant à ses instincts, n’ayant d’autre règle que la satisfaction de ses passions. Il aimait la chasse, les franches lippées, les femmes, le vin et le jeu. Il se souciait peu de religion. Il croyait tout juste assez en Dieu et à son prophète pour être musulman ; mais il ne fallait pas lui demander la stricte observation des prescriptions du Koran.
Comme il exprimait brutalement sa pensée, sans ménagement ni réticences et qu’il traitait de bigots hypocrites les fidèles croyants, il était tenu par les vieux musulmans de Médine pour un horrible païen. Ayant l’appui des Syriens qui voyaient en lui le digne héritier de Moawiah, un jeune fauve qu’ils comptaient bien apprivoiser, il se riait de l’indignation des dévots.
Ses débuts furent pénibles. Le Hedjaz et l’Irak, jugeant l’instant propice, se soulevèrent pour des raisons différentes : les paysans de l’Irak, qui n’avaient été soumis à l’Islam que par les pires violences, exécraient les Arabes dont les exactions les avaient ruinés ; ils auraient voulu échapper au lourd tribut exigé par le vainqueur et reconquérir leur liberté.
Les gens du Hedjaz prétendaient conserver le droit de proclamer le souverain, dans l’espoir de désignerun homme à eux et de maintenir à Médine le siège du Califat.
C’était la vieille opposition des Médinoiscontre Damas et contre les Ommeyades. Celle-ci s’était encore accrue par le dédain avec lequel Moawiah avait traité les provinces arabes. Il leur avait, imposé, des gouverneurs d’une inconcevable brutalité, tels que ce Ziad, son frère adoptif, qui escorté de bourreaux et d’espions, écrasait impitoyablement tout acte d’indiscipline.
C’est ainsi que le fils aîné d’Ali Hasan, l’ancien adversaire du Calife, avait été empoisonné à Médine ; qu’Aïcha, 1’intrigante veuve du Prophète avait été tuée ; que Héjer, personnage considérable de Koufah, trop dévoué àla cause des Alides, avait été exécuté, et qu’à Bassorah, huit mille rebelles avaient été exterminés en quelques mois. Enfin, les Médinois, toujours obstinés dans leur puritanisme intransigeant, n’admettaient pas que la plus haute dignité de l’Islam fut confiée à un prince qui n’était, à leur avis, musulman que de nom.
Les rebelles confièrent la défense de leur Cause à Hossein, second fils d’Ali; qui s’était signalé par son énergie et par sa haine des Ommeyades. Quand il avait appris l’avènement de Yézid, il s’était écrié : « Jamais je ne reconnaîtrai Yézid pour mon souverain ; c’est un ivrogne et un débauché, et il a pour la chasse une passion furieuse ».
D’un caractère impétueux, Hossein engagea la lutte avec plus de violence que d’habileté. Attiré dans un guet-apens, il fut tué (680).
Quand la nouvelle de sa mort parvint au Hedjaz, les musulmans sincères furent atterrés ; la protection divine semblait les abandonner ; ils se livraient au découragement, lorsque Abd’Allah, fils de ce Zobeïr qui avait été l’adversaire d’Ali, vint ranimer leur haine et se fit proclamer Calife à Médine. C’était une folie. Disposant de forces considérables, Yézid s’empara de cette ville et la traita avec une implacable rigueur. Il la livra au pillage pendant trois jours ; la mosquée, renfermant le tombeau de Mahomet, fut convertie en écurie, pour les chevaux des cavaliers ; les femmes furent violées; les enfants massacrés ou emmenés en esclavage. Quant aux survivants, ils ne furent épargnés qu’après s’être reconnus esclaves de Yézid et en lui laissant la libre disposition de leurs biens. L’ancienne noblesse mekkoise, émigrée en Syrie, se vengeait de la nouvelle noblesse religieuse de Médine.
Les Médinois durent se résigner à leur sort. Il en est cependant, d’âme fière et de foi ardente, qui préférèrent s’enfuir, plutôt que de se soumettre. Cherchant une patrie nouvelle, assez éloignée du vainqueur pour qu’ils pussent y vivreen pais, ils se réfugièrent dans le Moghreb où ils formèrent des communautés très actives. C’est dans ces communautés qu’il faut voir l’origine des zaouïas ou centres de propagande religieuse. Par leur pieuse obstination ces réfugiés exercèrent une forte influence sur les Berbères dont ils firent peu à peu la conquête morale. C’est à eux que certaines fractions des populations du Moghreb doivent leur attachement à l’Islam et leur fanatisme intransigeant.
Encore de nos jours, nulle part, dans les provinces du Dar-el-Islam, la religion musulmane n’est observée et pratiquée avec une pareille ferveur. C’est le vieil esprit médinois qui, chassé de l’Arabie, est resté, malgré les siècles, vivace parmi les Berbères.
Yézid se proposait de continuer son oeuvre de pacification ; la mort ne lui en laissa pas le temps (683).
Nouvelle période d’anarchie. Toutes les provinces sont, en effervescence. Chacune prétend choisir le Calife et, craignant d’être devancée, le désigne effectivement. Le Hedjaz nomme Abd’Allah, fils de Zobeïr, mais il manque de l’audace qui force les faveurs de la fortune. La Syrie choisit Moawiah II, fils de Yézid, mais fils d’un ivrogne, élevé dans les mœurs efféminées du palais, c’est un être débile qui n’ose pas affronter la lutte et qui, d’ailleurs, usé précocement par les plaisirs, mourut peu après. D’aucuns pensèrent à Walid, petit-fils d’AbouSophian et ancien gouverneur de Médine, mais la peste l’emporta. D’autres songèrent à Khalid, frère de Moawiah II, mais c’était un enfant. Même effervescence dans l’Irak, en Mésopotamie et en Égypte. Chaque ville élisait un Calife qu’elle destituait le lendemain, pour en nommer un autre. L’Islam allait sombrer dans l’anarchie, lorsque survint Hossein, le général de l’armée qui avait opéré dans le Hedjaz. Il arrivait avec un candidat : Merwan, fils de Hakem, cousin do Moawiah.
Une sorte de diète fut convoquée à Djabia pour examiner les droits de ce prétendant. On délibéra pendant quarante jours. On redoutait l’ami de Hossein : » Si Merwan obtient le Califat, disait-on, nous serons ses esclaves ; il a dix fils, dix frères, dix neveux. » (10). Mais Hossein disposait d’arguments décisifs : il avait l’armée. On dut souscrire à son choix toutefois, les Syriens, soucieux de leurs intérêts, exigèrent des garanties: le Calife dût s’engager solennellement à ne gouverner que d’après les conseils de ceux qui l’avaient nommé et, en outre, désigner comme successeur le jeune Khalid qui recevrait, en attendant, le gouvernement d’Émèse. (684).
Conseillé par Hossein, Merwan usa de la force. Il pacifia par le fer et par le feu la Syrie, la Mésopotamie, puis l’Égypte. Il allait s’occuper de l’Arabie, lorsque la mort l’emporta (684).
Son fils Abd-El-Malik, oubliant les engagements pris envers Khalid, fils de Yézid, se fit proclamer Calife (685). Les mouvements de révolte se renouvelèrent. La Mecque et Médine se soulevèrent, puis l’Irak, obstiné à recouvrer son indépendance, l’Irak où grouillaient toutes les hérésies, tous les schismes (11). L’Islam se teintait ici tantôt de Mazdéisme, tantôt de Christianisme ; là, le Mazdéisme s’alliait au Christianisme; ailleurs, les trois religions se confondaient : l’Irak était une Babel de croyances et de dogmes (12); les fanatiques, prêts au martyre, y côtoyaient les incrédules; les austères croyants voisinaient avec d’aimables épicuriens. Il en résultait des luttes ardentes à la faveur desquelles l’anarchie épuisait le pays.
Abd-El-Malik: rétablit l’ordre par d’énergiques moyens. En 690, il avait réussi à s’imposer aux provinces orientales de l’Empire.
Restait le Hedjaz, toujours en révolte contre Damas. Cette fois, c’était La Mecque, qui, sous l’impulsion d’Abd’Allah, fils de Zobeïr, dirigeait le mouvement. Abd-El-Malik envoya contre elle un certain Hadjadj, ancien maître d’école, devenu par faveur chef de l’armée (13). Hadjadj assiégea la ville sainte. C’était, aux yeux des croyants, un sacrilège; il s’en inquiétait peu. Abd’Allah résista pendant huit mois ; puis, découragé, il parlait de se rendre. Sa mère, une farouche bédouine, l’en dissuada avec des paroles d’une fierté romaine :
-Ma mère, lui dit-il un jour, mes amis m’abandonnent et mes ennemis m’offrent encore des conditions fort acceptables. Que me conseillez-vous de faire ?
– Mourir, répondit-elle.–Mais je crains, si tombe sous les coups des Syriens, qu’ils ne sevengent sur mon corps…
– Et que t’importe ? La brebis égorgée souffre-t-elle donc si on l’écorche ?
Cesrudes paroles firent monter la rougeur de la honte au front d’Abd’Allah : il se hâta d’assurer à sa mère qu’il partageait, ses sentiments et qu’il n’avait eu d’autre dessein que de l éprouver. Peu d’instants après, s’étant armé de pied en cap, il revint auprès d’elle pour lui dire un dernier adieu. Elle le serra sur son cœur; sa main rencontra une cotte de maille.
– Quand on est décidé à mourir on n’a pas besoin de cela, dit-elle.
– Je n’ai revêtu cette armure que Pour vous inspirer quelque espoir, répliqua-t-il, un peu déconcerte.
-J’aï dit adieu à l’espoir ; ôte cela !
Il obéit : après avoir prié dans la Kaaba, ce héros sans héroïsme se jeta sur les ennemis et mourut honorablement. Sa tête fut envoyée à Damas et son corps, attachéà un gibet, dans une position renversée (14).
Damas restait la capitale de l’empire. La Mekke et Médine durent se résigner à n’être que des centres religieux.
Hadjadj pacifia ensuite l’Irak, le Khorasan et le Sedjestan. Abd-El-Malik put savourer en paix les joies du pouvoir suprême. Continuant lestraditions de ses prédécesseurs, il adopta le faste des empereurs byzantins. Son entourage l’imita. Au contact des sceptiques, la foi s’émoussa. Le Koran était toujours considéré comme le code unique, mais on négligeait d’observer ses prescriptions. Les Califes donnaient l’exemple de l’indifférence. Yézid buvait du vin, malgré la défense expresse du Prophète. Abd-El-Malik frappa des monnaies sur lesquelles il se fil représenter ceint d’une épée. Ces penchants, exagérés par les courtisans, furent suivis du plus grand nombre. On en vint à mépriser des pratiques trop sévères. Au contact de tant de peuples divers : Grecs, Syriens, Perses, Égyptiens, Berbères, l’Islam perdit sa pureté primitive. Ses principes s’altérèrent. Des sectes, qui empruntaient leurs idées aux doctrines des philosophes et des religions étrangères, naquirent un peu partout, interprétant de cent façons différentes les dogmes musulmans. Il en résulta un prodigieux mélange de croyances et de superstitions qui se greffèrent sur l’Islam et en modifièrent l’inspiration première (15). Cette influence des peuples étrangers sur les Arabes a une importance considérable. Elle sera étudiée avec plus de détail au cours de cet essai.
Avant de mourir, Abd-el-Malik, sachant tout ce qu’il devait a Hadjadj, le recommanda à son fils Walid : « Mon fils, lui dit-il, aie toujours le plus profond respect pour Hadjadj ; c’est à lui que tu dois le trône ; il est ton épée ; il est ton bras droit et tu as plus besoin de lui qu’il n’a besoin de toi (16). »
Walid, élevé au Califat sans opposition, s’occupa de pacifier l’Afrique. Obéissant à leur caractère versatile, les Berbères n’avaient pas tardé à se soulever contre les Arabes ; tout compte fait, ils leur préféraient les Grecs. Aussi, profilèrent-ils des difficultés suscitées aux Califes, parles divisions intérieures, pour s’unir à leurs anciens maîtres et se dresser contre les Musulmans.
Un des généraux de Walid, Hassan, envahit alors la Byzacène, pénétra dans Kairouan, fondée jadis par Okba, mais qui avait été reprise par les Berbères alliés aux Grecs, puis assiégea Carthage qu’il prit d’assaut et détruisit, après l’avoir mise à sac. Mais sa tache n’était pas terminée ; il fallait soumettre les Berbères des campagnes.
Ceux-ci,habituellement désunis, s’étaient, par extraordinaire, groupés à la voix d’une femme d’un grand prestige : La Kahina. Douée d’une énergie surhumaine, habile à profiter des moindres événements pour en tirer d’ingénieuses déductions, courageuse jusqu’à la témérité, elle exerçait un puissant ascendant sur les tribus qui se soulevèrentà son appel. Les circonstances étaient favorables. Après le sac de Carthage, les troupes de Hassan, chargées d’un fabuleux butin, se souciaient peu de courir de nouvelles aventures; elles voulaient jouir et le général victorieux dut les ramener en Égypte pour leur permettre de se débarrasser de leurs richesses (17).
Les Berbères, enhardis par cette retraite précipitée, mirent le pays au pillage. Hassan revint alors en Afrique, décidé à en finir avec la Kahina. Celle-ci, évitant habilement la bataille, cherchait à fatiguer l’ennemi par des escarmouches d’arrière-garde et à l’affamer en faisant le désert autour de lui ; » Les Arabes, disait-elle, veulent s’emparer des villes, de l’or et de l’argent, taudis que nous, nous ne désirons posséder que des champs pour la culture et le pâturage. Je pense donc qu’il n’y a qu’un plan à suivre ; c’est de ruiner le pays afin de les décourager » (18)
Par son ordre, les plantations d’arbres, vestiges des vergers romains, furent détruites, les maisons incendiées, les sources empoisonnées ou ravagées, si bien que ce territoire qui, depuis Tripoli jusqu’à Tanger, ne formait qu’un immense jardin semé de villages, fut converti en désert. (19)
Mais les Berbères étaient incapables d’une longue action, patiemment poursuivie en commun ; des rivalités les divisèrent et la Kahina, trahie, fut tuée (708).
Walid fit du Moghreb une province indépendante que peuplèrent bientôt les Musulmans émigrés d’Arabie, à la suite des querelles religieuses. Arabes et Berbères finirent par se mêler. L’analogie de leurs passions et de leurs moeurs renversa les barrières que n’avaient pu franchir les Romains, les Vandales et les Grecs, et les. Berbère devinrent les plus fermes appuis des armes musulmanes. Lorsque la guerre fuit portée en Espagne, quelques-uns, cependant, refusèrent dese mêler à la population arabe, et leurs descendants, sous le nom de Kabyles, vivent aujourd’hui dans les montagnes de l’Algérie, conservant leur caractère national et leur haine de l’étranger.
Moussa ben Noceir, qui avait été nommé gouverneur du Moghreb dont il connaissait les populations pour avoir vécu au milieu d’elles, sut, par une politique habile, capter la confiance des Berbères (20). Mettant à profit leurs rivalités et leurs dissensions, il se servit des fractions dissidentes pour soumettre les autres. Puis il enrôla les meilleurs éléments dans ses troupes dont il accrut ainsi la puissance et le nombre. Disposant de forces considérables, il songea à les utiliser pour de nouvelles conquêtes. I,’Espagne le tentait. Il avait été amené à s’en occuper au cours des luttes qu’il avait dû soutenir près de Ceuta contre les Wisigoths. Ceux-ci, établis depuis le cinquième siècle, dans la péninsule ibérique, occupaient certains points du Moghreb-el-Aksa.
Une circonstance inattendue lui fit hâter l’exécution de son projet. Le comte Julien, gouverneur de Ceuta, désireux de se venger d’une offense, lui offrit, un jour, son aide et ses conseils. Moussa saisit l’occasion qui s’offrait. Il envoya en Espagne douze mille hommes, la plupart des volontaires berbères attirés par l’appât du butin et commandés par un des leurs, Tarik.
Il se passa pour ce pays ce qui ‘était passé, jadis, pour les provinces soumises à des gouvernements perse ou byzantin. Les populations, mécontentes de leur sort, accueillirent les musulmans comme des libérateurs.
L’Espagne, épuisée par une succession de gouvernements imprévoyants, était alors en pleine anarchie. Le mal datait de loin, du temps des derniers Césars. La population était divisée en cinq classes : les riches, les privilégiés de la fortune, gros propriétaires fonciers, vivant dans l’oisiveté du travail des métayers et des esclaves (21).
La plèbe des villes, la populace des émeutes redoutée à cause de son nombre et qui, exploitant la crainte qu’on avait d’elle, vivait, sans travailler, des distributions gratuites du gouvernement et des libéralités des riches.
Les curiales, petits propriétaires habitant les villes et qui étaient chargés de l’administration des affaires municipales. On avait confié ces fonctions à des gens aisés, parce que, à l’occasion, ils suppléaient de leurs deniers à l’insolvabilité des contribuables. Poste peu enviable, lourdes obligations ! Les curiales ne pouvaient même pas s’y dérober en donnant leur démission ou en vendant leurs biens, parce que leur charge était originaire et héréditaire et parce qu’il ne leur était pas permis d’aliéner ce qu’ils possédaient sans l’autorisation de l’Empereur, propriétaire du sol. Parfois, ces malheureux, las d’une existence intolérable, abandonnaient tout pour s’enfuir : on les réintégrait de force dans leur curie, si bien que la dignité de curiale, jadis considérée comme un privilège, équivalait à une disgrâce et à un châtiment (22).
La population des campagnes comprenait des colons et des esclaves. Le colonat était un moyen terme entre la condition libre des propriétaires et celle des esclaves. Les colons, sortes de métayers, rendaient au possesseur de la terre une portion déterminée de la récolte ; ils pouvaient contracter mariage et posséder, mais ils ne pouvaient pas aliéner leurs biens sans le consentement du patron. Ils payaient à l’Etat une contribution personnelle, devenue très lourde par suite des besoins sans cesse croissants des empereurs et du parasitisme des populations urbaines. Ils étaient passibles, comme les esclaves, de peines corporelles et il leur était interdit de changer de condition. Esclaves non pas d’un homme, mais du sol, ils étaient attachés aux champs qu’ils cultivaient par un lien indissolublement héréditaire, le propriétaire ne pouvant disposer des champs sans les colons, ni des colons sans leurs champs (23).
Quant aux esclaves, leur condition est trop connue, pour qu’il soit nécessaire de la rappeler.
Tout cela formait un ensemble fragile, parce que les individus, à part les riches, d’ailleurs peu nombreux, n’avaient aucun intérêt au maintien du régime. Les curiales, les colons et les esclaves étaient trop malheureux pour ne pas espérer une amélioration de condition par un changement de gouvernement. Quant à la populace des villes, habituée à vivre en parasite, elle comptait bénéficier de ce privilège sous tous les régimes et la perspective de troubles, propices au pillage, ne pouvait que lui sourire. Aussi, lorsque les barbares voulurent pénétrer en Espagne, ne rencontrèrent-ils aucune opposition sérieuse. « A l’approche des Barbares qui avançaient, sombres, irrésistibles, inévitables, on cherchait à s’étourdir sur le péril par des orgies, à s’exalter le cerveau par le délire de la débauche. Pendant que l’ennemi franchissait les portes de leur ville, les riches, ivres et gorgés de mets, dansaient, chantaient ; leurs lèvres tremblantes allaient cherchant des baisers sur les épaules nues des belles esclaves et la populace, comme pour s’accoutumer à la vue du sang et s’enivrer des parfums du carnage, applaudissait des gladiateurs qui s’entrégorgeaient dans l’amphithéâtre. (24)
Les Vandales, les Wisigoths, les Suèves ravagèrent le pays : ils furent aidés dans leur couvre de destruction par les petits propriétaires ruinés, par les esclaves et par la populace des villes. Mais leur joug fut autrement pénible à supporter que l’autorité romaine. Les populations, spoliées, traitées en esclaves, soumises à des contributions de guerre excessives, détestèrent bientôt les envahisseurs, comme elles avaient détesté les Césars. Toutes les plaies de l’époque romaine subsistaient : la propriété aux mains de quelques privilégiés, l’esclavage, le servage général en vertu duquel des cultivateurs furent assignés à la terre (25). Les prêtres chrétiens, seuls, avaient gagné au change. Méprisés et raillés par les Romains sceptiques, ils étaient devenus les conseillers, les directeurs de conscience des Barbares; mais ils ne furent pas à hauteur des circonstances ; peut-être furent-ils débordés par le nombre; dans tous les cas, au lieu de modérer les instincts brutaux de ces derniers et de leur prêcher les sentiments élevés qui faisaient lagloire de l’Église opprimée, ils flattèrent leurs passions et leurs vices ; au lieu de condamner l’esclavage, ils possédèrent des esclaves. Parvenus au pouvoir, ils avaient oublié, les enseignements du Christ.
Sous les Wisigoths, l’Espagne était encore plus malheureuse que sous les Romains ; aussi, lorsque les troupes de Moussa apparurent et que les chefs musulmans eurent annoncé que ceux qui se soumettraient jouiraient des droits du vainqueur et ne paieraient que les impôts minimes prescrits par I’Islam, la population les accueillit-elle avec joie. Le roi des Wisigoths, Rodéric, abandonné de ses meilleurs auxiliaires, fut battu et tué à la première rencontre près de Xérès (711),Ce fut assez pour que l’empire vermoulu roulât soudainement. Les mécontents et les opprimés facilitèrent leur tâche aux envahisseurs.
Les serfs restèrent neutres, de peur de sauver leurs maîtres ; les juifs s’insurgèrent partout et se mirent à la disposition des musulmans (26). En 513, la péninsule était entièrement soumise.
En Espagne, ce fut la répétition de ce qui s’était passé en Syrie. La population ayant subi pendant plusieurs siècles l’influence latine avait atteint un haut degré de civilisation et possédait une culture intellectuelle incomparablement supérieure à celle des Arabes. La mauvaise administration des derniers Césars, les brutalités et les exactions des Wisigoths avaient paralysé son activité économique et créé un état d’anarchie peu favorable aux arts et aux sciences ; mais elle avait des aptitudes et des connaissances acquises qui lui permettaient de reconquérir rapidement, à la faveur d’un régime plus libéral, son ancienne prospérité.
Ce régime, le conquérant arabe le lui donna. Les impôts musulmans étaient minimes en comparaison de ceux des gouvernements précédents. La terre, arrachée à la classe riche qui détenait d’immenses propriétés, mal cultivées par des métayers et des esclaves mécontents de leur sort, fut équitablement répartie entre les habitants des campagnes. Elle fut travaillée avec ardeur par ses nouveaux possesseurs et produisit d’abondantes récoltes. Le commerce, délivré des entraves qui le paralysaient et allégé des lourdes contributions qui pesaient sur lui, se développa dans des proportions considérables. Les esclaves ayant, conformément aux prescriptions du Koran, la faculté de se racheter, moyennant le paiement d’une indemnité raisonnable, se mirent au labeur. Il en résulta un bien-être général qui fit, tout d’abord, accepter avec faveur la domination musulmane (27).
Les Arabes, incapables d’administrer eux-mêmes, se déchargèrent de ce souci sur les Espagnols. Comme en Syrie, ils adoptèrent les habitudes du vaincu plus civilisé qu’eux et se laissèrent amollir par le luxe et les raffinements de la décadence latine. Les lettres, les sciences et les arts purent être cultivés. Un nouveau foyer de civilisation s’alluma ou plutôt se ralluma, car c’était la flamme du génie gréco-latin qui, jaillissant de la cendre sous laquelle l’avait ensevelie la barbarie des Wisigoths, brillait à nouveau. Le gouvernement était arabe et musulman, mais la société, imprégnée des idées latines et chrétiennes, agissait sur le conquérant dont elle modifiait la mentalité. Dépourvu de toute culture intellectuelle, le vainqueur ne contribua d’aucune façon à ce renouveau; il le constata, sans pouvoir le diriger ni l’influencer. Quant à l’Islam, il ne gênait pas les individus.
Moussa s’inquiétait peu de religion et ses auxiliaires, la plupart Berbères, s’en souciaient encore moins. Peu au courant, d’ailleurs, des dogmes et des principes de la doctrine au nom de laquelle ils avaient conquis l’Espagne, ils laissèrent les habitants s’accommoder à leur guise des prescriptions du Livre sacré (28). Il en résulta un singulier mélange d’idées chrétiennes et musulmanes.
Cette tolérance qui indignait les pieux croyants de Médine, enrôlés dans l’armée conquérante fut dénoncée au Calife. Moussa et Tarik, accusés d’irréligion, furent rappelés en Syrie. Le premier fut disgracié, puis exilé à La Mecque où il termina misérablement ses jours ; le second fut gardé en Asie où on le pourvut d’un commandement.
Sous le Califat de Walid, l’Empire musulman s’agrandit considérablement. A la conquête de l’Espagne, il faut ajouter celle de la Tartarie et d’une partie de l’Inde. L’Islam régnait de l’Espagne à l’Himalaya.
Les successeurs de Walid ajoutèrent peu de chose à ces conquêtes. Son frère Soliman mourut prématurément après deux ans de règne (715-717).
Omar, cousin du précédent, inféodé aux Alides, s’attira la haine des Ommeyades et fut empoisonné (715-720).
Il fut remplacé par Yézid II, frère de Soliman. C’est sous ce Califat que les musulmans d’Espagne tentèrent la conquête de la Gaule. Là, pour la première fois, l’Islam éprouve un échec. Il n’est pas impossible d’en préciser les causes.
En Syrie, en Perse, en Égypte, dans le Moghreb, en Espagne, l’envahisseur avait été servi par la haine des autochtones contre des gouvernements étrangers. Byzantins, Sassanides, Wisigoths.
La situation de la Gaule était différente. Délivrée du joug romain, puis bouleversée au cinquième siècle par l’invasion barbare, elle, avait subi une longue période d’anarchie ; mais l’instinct de la conservation et peut-être un obscur sentiment d’ordre avaient amené les peuplades diverses qui s’y heurtaient en un prodigieux mélange, à se grouper selon leurs affinités et leurs intérêts.
Au moment de la ruée musulmane, le pays n’était pas soumis à un pouvoir étranger qui aurait fatalement créé des mécontents, prêts à la révolte, comme ce fut le cas pour les territoires asservis à la Grèce et à la Perse, mais divisé en provinces formant autant de petits peuples, satisfaits de leur sort, attachés à leur coutumes, prêts à défendre leur indépendance et, de plus, possédant de grandes qualités combatives et cette rudesse de mœurs qui fait les guerriers.
Ce fut une première cause d’échec pour les Arabes. Au lieu de trouver des gens bienveillants, les accueillant en libérateurs, ils se heurtèrent à des hommes, farouchement résolus à défendre leur liberté jusqu’à la mort (29). Quand ils eurent franchi les Pyrénées, ils éprouvèrent, pour envahir la Narbonnaise, une résistance acharnée de la part du duc d’Aquitaine, Eudes, soucieux de conserver ses privilèges.
Si l’invasion musulmane avait été plus rapide, elle aurait peut-être triomphé à la faveur de la surprise ; mais elle fut lente. La Narbonnaise fut comme un bouclier qui para les premiers coups, tandis que les autres provinces, averties du danger, se préparaient à la lutte.
Il semble aussi que les envahisseurs eurent des défaillances. Ils se laissèrent prendre aux charmes des femmes du Midi. Un de leurs chefs, Othman, épousa la fille d’Eudes et se révolta contre Abd-er-Ralmane ou Abderame, son général. Cette trahison et ces défaillances retardèrent l’avance des Arabes.
C’est en 719-720 qu’ils avaient traversé les Pyrénées ; en 724, ils guerroyaient encore dans la Narbonnaise ; en 725, ils avaient poussé une pointe en Bourgogne ; mais ils avaient dû revenir sur leurs pas et, en 730, ils luttaient pour s’emparer d’Avignon et de la Tarraconaise ; ce n’est qu’en 732 que, les provinces méridionales conquises, ils purent s’avancer vers le Nord où ils se heurtèrent aux Francs de Charles, fils de Pépin d’Héristal. Il leur avait fallu douze années d’efforts pour arriver à la bataille de Poitiers. Cette lenteur fut une deuxième cause d’échec.
Il faut également considérer que les Arabes et les Berbères se trouvaient dans une contrée nouvelle pour eux. La Gaule était alors un pays disgracié. Des siècles de labeur l’ont assainie et il est difficile d’imaginer aujourd’hui ce qu’était ce territoire coupé de rivières larges et profondes, de forêts impénétrables et de marécages. Le sol, imprégné d’eau comme une éponge, se creusait de fondrières où s’enlisaient chevaux et piétons. Le climat froid et humide dut éprouver ces hommes habitués à la douceur du ciel oriental et à la sécheresse de l’Arabie et du Moghreb. Campant sous la pluie et dans la boue, mal protégés par des vêtements faits seulement pour parer les ardeurs du soleil, ils furent atteints par la maladie ; les pâturages aux plantes marécageuses furent néfastes à leur cavalerie et quand ils durent, àPoitiers, livrer la bataille décisive contre les Francs, ils étaient incontestablement en état d’infériorité. Ce fut nue troisième cause d’échec.
Les Francs, guerriers robustes, habitués une vie rude sous un climat hostile, en lutte perpétuelle contre les hommes et contre la nature, n’étaient pas des efféminés comme les Byzantins, les Perses ou les Wisigoths. Indifférents aux blessures et à la mort, c’étaient de farouches combattants résolus à vaincre ou à mourir. Quand ils apparurent à Poitiers, bardés de fer, couverts de peaux de bêtes qui leur donnaient un aspect effrayant,, poussant des clameurs sauvages, ils terrifièrent les Arabes, et ce fut une quatrième cause d’échec.
Il en est une autre : Les envahisseurs étaient divisés : les vieilles querelles de l’Arabie les avaient suivis en Espagne. L’armée musulmane comprenait des émigrés de Médine, des partisans d’ A1i, des créatures des Ommeyades, des Berbères et des Wisigoths, tous gens incapables de s’entendre. Il y eut des rivalités et même des trahisons, témoin la défection d’Othman.
Pour toutes ces causes, les Musulmans furent vaincus à Poitiers ; leur découragement fut si grand, leur stupeur si profonde, qu’ils ne tentèrent même pas une revanche et qu’ils s’enfuirent nuitamment, laissant leurs bagages aux mains des Francs. La civilisation occidentale était sauvée.
Si l’Islam avait alors triomphé, la France serait aujourd’hui au niveau d’une province turque.
En quelques années, les Musulmans perdirent les places qu’ils tenaient dans le Midi et en 739, Charles Martel les chassaient définitivement du territoire.
Durant ces événements, le Calife Yézid II était mort (724) ; après quatre ans de règne, il avait été remplacé par son frère Hischam (724-743).
Chassés de la Gaule, les Musulmans d’Espagne pénétrèrent en Sicile, où les dissensions locales leur valurent des succès faciles. L’empire musulman avait atteint son apogée ; embrassant l’Asie et tout le bassin de la Méditerranée, il était plus grand que l’empire d’Alexandre et presque aussi étendu que l’empire romain ; mais, à cause de son immensité même, il était fragile, parce qu’il régnait sur des peuples trop dissemblables et parce qu’une conquête trop rapide ne lui avait pas permis de les plier à la discipline islamique. Au surplus, l’Arabe était trop dépourvu de culture intellectuelle pour exercer une influence sur des peuples qui lui étaient supérieurs parleurs connaissances acquises et par leurs traditions ; ce fut lui, au contraire traire, qui subit leur influence notamment en Syrie, en Égypte et en Espagne.
Pour administrer ce vaste empire, il aurait fallut des hommes d’une rare énergie et d’une intelligence supérieure ; or, la Syrie avait été fatale aux Califes. S’ils avaient respecté la civilisation du vaincu, ils avaient adopté ses moeurs dissolues et ils s’étaient amollis dans le luxe et les voluptés de la décadence byzantine.
Le successeur de Hischam, Walid II (743), était un efféminé de la plus basse espèce. Son indifférence religieuse était si grande, qu’il n’assistait même pas à la prière publique – devoir sacré pour un Calife – et qu’il se moquait ouvertement du Koran. (30) Les gens de Damas qui, cependant, n’étaient pas des croyants bien austères, refusèrent de le reconnaître et proclamèrent un autre Ommeyade, Yézid III (743). Walid II fut tué au cours d’une escarmouche.
En l’absence d’un souverain énergique, capable de s’imposer, les compétitions se multiplièrent. Un petit-fils du célèbre Merwan I, qui s’appelait aussi Merwan, voulut tenter la fortune ; il marcha sur Damas. Quand il y arriva, Yézid III venait de mourir et Merwan n’eût qu’à prendre sa place.
Mais les petits-fils d’Abbas qui prétendaient descendre en ligne directe de l’oncle paternel du Prophète et qui avaient repris pour leur compte les prétentions des Alides, s’agitèrent de leur côtépour s’emparer du pouvoir. C’était la vieille lutte qui se rallumait. Le gouverneur du Khorassan, Abou-Maslem, souleva les populations et arborant sur son palais de Mérou le, drapeau noir des Abbassides, fit proclamer Calife, d’abord Mohammed, arrière petit-fils d’Abbas, puis à la mort de celui-ci, son fils Ibrahim.
Il y avait deux Califes. Merwan fit assassiner Ibrahim, mais Ahoul-Abbas, frère de ce dernier, prit sa place et marcha contre Merwan. La bataille tournait en faveur des Ommeyades, lorsqu’un incident imprévu renversa les chances.
Au moment où l’armée abbasside lâchait pied, Merwan descendit de cheval pour se reposer ; la bête effrayée se précipita dans la mêlée et les combattants ommeyades, croyant leur chef tué, prirent la fuite. Les Abbassides triomphèrent ; Merwan se réfugia en Égypte où il fut tué.
Les Abbassides exercèrent de dures représailles sur les vaincus. Les descendants du Prophète se vengeaient enfin de ceux qu’ils avaient toujours considérés comme des usurpateurs. Les parents et les favoris de l’ancien Calife ommeyade furent massacrés impitoyablement. Un petit-fils d’ Hachem eut un pied et une main coupés ; ainsi mutilé, il fut promené sur un âne, par les villes de Syrie, accompagné d’un héraut qui le montrait comme une bête sauvage en criant: «Voici Aban, fils de Moawiah celui qu’on nommait le chevalier le plus accompli des Ommeyades ». La princesse Abda, fille de Hicham, fut poignardée. A Damas, les exécutions furent nombreuses. En un seul jour, quatre-vingt-dix chefs ommeyades furent décapités. Ces sanglantes représailles valurent à leur auteur Aboul-Abbas le surnom de El Saffah, le sanguinaire.
Ainsi finit la dynastie des Ommeyades. L’Islam lui devait beaucoup ; elle avait édifié sa puissance. Exempte de fanatisme, elle avait laissé quelque liberté aux peuples vaincus et elle avait ainsi permis en Syrie, en Égypte et en Espagne, à la civilisation gréco-latine, de pousser de nouvelles fleurs. Les Ommeyades, instruits, policés par les Syriens, furent dans une certaine mesure et peut-être inconsciemment, les continuateurs des empereurs byzantins. Comme tels, ils méritent quelque reconnaissance. Avec leurs successeurs, les Abbassides, commence la réaction du fanatisme étroit contre la liberté de conscience ; c’est le règne de la piété aveugle et des persécutions ; et c’est aussi la réaction de l’esprit arabe, ignorant et grossier, contre la culture gréco-latine.
L’Islam y gagna peut-être ; la civilisation y perdit à coup sûr.
(1) LEDEAU.- Histoire du Bas-Empire.
(2) G.WEIL.- Histoire des Califes.
(3) ES-SAMHOUDI.- Histoire de Médine.
(4) DIEHL.- L’Afrique byzantine.
(5) ABB-ER-RAHMAN Ibn Abd-El-Hakem, le plus ancien historien de l’invasion musulmane dans le Moghreb.
(6) SAINT-AUGUSTIN.- Sermon 25. Id De Moribus Manichoeorum. C.19.
(7) H.RITTER.- Histoire de la philosophie chrétienne.
(8) IBN ADHARI.- Histoire de l’Afrique et de l’Espagne.
(9) G.WEIL.- Histoire des Califes.
(10) IBN-KHALDOUN
(11) GOBINEAU. – Les religions et philosophies de l’Asie centrale.
(12) SYLVESTRE DE SACY. – Exposé de la religion des Druses.
(13) IBN-KOTAIBA.
(14) IBN-KOTAIBA.
(15) SYLVESTRE DE SACY. –Exposé de la religion des Druses.
(16) SOYOUTI, Tarikh et Kholafa.
(17) IBN ADHARI. – Histoire de l’Afrique et de l’Espagne.
(18) EL NOUEIRI. – Traduit par de Slane, en appendice à l’Histoire des Berbères.
(19) ABD EL RAHMAN IBN SAID et AL KAIROUANI.
(20) E. MERCIER. – Histoire de l’Afrique septentrionale.
(21) DOZY. – Histoire des Musulmans d’Espagne.
(22) SISMONDI. – Histoire de la chute de l’Empire Romain. T.1, p. 50.
(23) GIROUD. – Essai sur l’Histoire du Droit français au Moyen Age. T1. p.147.
(24) SALVIEN. – Livre, 6.
(25) BUREAU DE LA MALLE. – Economie politique des Romains. T. II, p.54.
(26) DOZY. – Ouvrage cité p. 35.
(27) DOZY. – Ouvrage cité.
(28) DE CASTRIES. L’Islam, p. 85.
(29) MICHELET. – Histoire de France.
(30) EBN-SHONAH.